C'était De Gaulle - Tome I
Puisqu'on continuera de ne pas les payer, ces fonctionnaires, ça vous est égal qu'on soit censé les payer mensuellement ou semestriellement, Monsieur le ministre des Finances ? »
Giscard reste muet. Un autre aurait bredouillé, se serait confondu en excuses. Giscard soutient le regard du Général et a la force de se taire.
« Cette communication est bien intéressante »
Broglie rend compte ensuite du voyage qu'il vient d'effectuer en Algérie. « Les complexes des Algériens disparaissent à vue d'œil. Ben Bella m'a dit à plusieurs reprises que sa politique à l'égard de la France n'était pas inspirée par des intérêts économiques passagers, mais correspondait à un choix politique profond et définitif.
« Les Algériens ont un sentiment de dignité retrouvée qui efface la blessure. C'est un peuple de paysans qui a pris les armes pour reprendre la terre dont les colons s'étaient emparés. En dix ans, après la Seconde guerre, 400 000 hectares de plus de terre algérienne avaient été saisis par les colons français, alors que la population musulmane augmentait rapidement.
GdG. — Et alors que les surfaces cultivables diminuaient du fait de l'usure des sols.
Broglie. — La réforme agraire se fera et emportera l'ensemble de la colonisation française. Nous ne pouvons pas nous y opposer. Quinze cents propriétaires français détiennent encore à ce jour deux millions d'hectares ! Mais nous nous maintiendrons en Algérie dans les domaines où nous jouerons un rôle utile : en agriculture pour les agrumes et les vignobles, dans l'industrie et le tertiaire, il y a une grande place pour la France.
« L'influence culturelle de la France est considérable : quatre-vingt-huit heures sur cent quatre de radio et quinze heures sur vingt-quatre de télévision sont des émissions françaises. Le Sahara est au beau fixe. On construit de nouveaux pipe-lines. Les rapports avec les militaires français sont excellents. Les Algériens nous demandent de leur former du personnel militaire, de leur créer une école de gendarmerie.
« Ben Bella n'est nullement noyé. Il a une stature. Pour ma visite d'adieu, nous nous sommes retrouvés, avec Gorse, dans la cuisine de son petit appartement. Il nous a dit qu'il y a bien un courant communiste souterrain. Mais les raisons de coopérer sont plus puissantes. Des raisons propres à l'Algérie, qui a un gouvernement plein de bonne volonté et de réalisme. Des raisons propres à la France : aider ceux de nos compatriotes qui y sont restés. Des raisons communes : depuis l'échec de Cuba, l'Algérie est la seule expérience possible de coopération entre un pays industrialisé d'Occident et un pays sous-développé. L'échec de cette expérience rejetterait l'Algérie vers le communisme. Sa réussite aurait au contraire une grande portée. Ces réflexions de Ben Bella prouvent sa maturité et justifient l'appui que nous lui apportons. »
Broglie compose ses communications avec soin. Alors que beaucoup de ministres se contentent de paraphraser les rapports de leurs services, il écrit ses textes comme un morceau de littérature.Il peaufine les formules. Il les arrondit en sentences. Il jongle avec les paradoxes. Il débouche sur de grandes perspectives historiques. On croirait entendre du Chateaubriand, mais un Chateaubriand qui s'adresserait à Napoléon avec le souci de ne rien dire que celui-ci ne souhaite entendre. Du grand art. Il veut visiblement garder ces pages d'anthologie pour les retranscrire dans ses futurs Mémoires 4 . On comprend aussi pourquoi il prend — le seul des ministres en dehors de moi — des notes sur toutes les interventions qui en valent la peine, à commencer par celles du Général. (Je ne sais s'il échappe à l'interdit en vertu d'une autorisation spéciale, ou s'il profite du fait qu'il se trouve du même côté de la table que Pompidou.)
Le Général apprécie la forme, et, ce jour-là, le fond. Il a entendu ce qu'il désire voir se réaliser. Il a visiblement bu du petit-lait. Il conclut avec une chaleur inhabituelle : « Merci vivement de cette communication, bien intéressante à toutes sortes d'égards. »
« Un modèle de relations »
Après le Conseil, le Général prolonge pour moi ce tableau euphorique :
« La population française restée sur place tient bon. Il y a un renversement de tendance, avec un solde positif des retours par rapport aux départs d'Européens. La présence française en Algérie change de
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