C'était De Gaulle - Tome I
Les Français continuent à détester les Boches »
AP. — Si vous ne voulez pas d'une Europe intégrée et supranationale, comment voyez-vous pratiquement l'union européenne ?
GdG. — Les lignes directrices sont claires comme le jour. Pour les détails, nous nous verrons une autre fois, quand j'aurai plus de temps ; voici le principal.
« La première idée, c'est qu'il faut que l'Europe occidentale s'organise, autrement dit que ses États se rapprochent, d'Amsterdam à la Sicile, de Brest à Berlin, de façon à devenir capables de faire contrepoids aux deux mastodontes, les États-Unis et la Russie. Tant que nos pays restent dispersés, ils sont une proie facile pour les Russes, comme les trois Curiaces arrivant séparément face à Horace ; sauf si les Américains les protègent. Ils ont donc le choix entre devenir des colonies russes, ou des protectorats américains. Ils ont préféré la seconde solution et on comprend qu'elle ait d'abord prévalu. Mais ça ne pourra pas durer éternellement. Il est donc urgent qu'ils s'unissent pour échapper à cette alternative. Il faut commencer par ces cinq ou six pays, qui peuvent former le noyau dur 5 ; mais sans rien entreprendre qui puisse barrer la route aux autres, l'Espagne, le Portugal, l'Angleterre si elle arrive à se détacher du Commonwealth et des Etats-Unis, un jour la Scandinavie, et pourquoi pas la Pologne et les autres satellites quand le rideau de fer finira pas se lever.
« La deuxième ligne directrice, c'est que l'Europe se fera ou ne se fera pas, selon que la France et l'Allemagne se réconcilieront ou non. C'est peut-être fait au niveau des dirigeants ; ce n'est pas fait en profondeur. Les Français continuent à détester les Boches.
« Il n'y a que moi qui puisse relever l'Allemagne de sa déchéance »
« Il n'y aura pas de construction européenne si l'entente de ces deux peuples n'en est pas la clef de voûte. C'est la France qui doit faire le premier geste, car c'est elle, en Europe occidentale, qui a le plus souffert.
AP. — Les Pays-Bas, la Belgique, le Danemark, l'Angleterre, ont souffert aussi...
GdG. — Ce n'est pas pareil. La France a souffert plus que les autres, parce qu'elle est le seul pays dont le gouvernement légal ait collaboré avec l'ennemi. D'autres ont été occupés, d'autres ont subi des privations ou des exactions. Mais aucun autre n'a vu ses dirigeants vendre son âme. Les peuples hollandais, belge, etc., regardaient vers Londres, où leurs gouvernements s'étaient exilés. C'est là que s'étaient transportés leur légitimité et leur espérance. Ils ne doutaient pas de la voie à suivre. Ils n'étaient pas divisés en profondeur. Le mal qu'a fait Vichy, c'est de vouloir faire croire aux Français que la France allait s'en tirer en collaborant, et même qu'elle avait intérêt à la victoire de l'Allemagne.
« Voilà pourquoi la France a souffert plus que les autres : parce qu'elle a été plus trahie que les autres. Voilà pourquoi elle est seule à pouvoir faire le geste du pardon. L'Allemagne est un grand peuple qui a triomphé, puis qui a été écrasé. La France est un grand peuple qui a été écrasé, puis a été associé au triomphe. Il n'y a que moi qui puisse réconcilier la France et l'Allemagne, puisqu'il n'y a que moi qui puisse relever l'Allemagne de sa déchéance.»
(« Grand peuple ! » Je songe au récit que m'a fait Jean Laloy, mon aîné du Quai d'Orsay, qui, en qualité d'interprète, accompagnait, à la fin de 1944, de Gaulle en URSS. Les autorités soviétiques faisaient visiter à celui-ci le champ de bataille de Stalingrad. Le Général regardait au loin les ruines encore intactes. Il laissa échapper : « Quel grand peuple ! » Laloy traduisit aussitôt aux accompagnateurs soviétiques, qui manifestèrent leur satisfaction. Le Général précisa alors : « Je parle des Allemands 6 . »)
« Chaque peuple est incomparable »
Le Général reprend : « La troisième idée directrice, c'est que chaque peuple est différent des autres, incomparable, inaltérable, irréductible. Il doit rester lui-même, dans son originalité, tel que son histoire et sa culture l'ont fait, avec ses souvenirs, ses croyances, ses légendes, sa foi, sa volonté de bâtir son avenir. Si vous voulez que des nations s'unissent, ne cherchez pas à les intégrer comme on intègre des marrons dans une purée de marrons.Il faut respecter leur personnalité. Il faut les rapprocher, leur apprendre à vivre
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