C'était De Gaulle - Tome I
en avoir fait une. Nous voulons créer des institutions durables, établir une réunion périodique des responsables suprêmes, dégager une politique commune. Nous avons même prévu d'étendre les attributions de l'Assemblée à tous les problèmes politiques qui seraient abordés dans les réunions des ministres. N'est-ce pas un grand pas en avant ? Quand Luns nous dit qu'il ne trouve pas cette formule assez supranationale, que veut-il dire ? Le Marché commun, on n'a pu le mettre en place il y a trois ans, ni le faire effectivement fonctionner depuis lors, ni encore l'entraîner vers une politique agricole commune en janvier dernier, que parce que les Etats l'ont voulu, à commencer par le nôtre. »
Le Général se donne un temps. Puis il reprend : « On ne peut pas forcer Spaak et Luns à adhérer à une Union des Etats. D'ailleurs, quels États représentent-ils ? Et si ces deux ministres dressent tant de barrières devant la conclusion d'un accord, combien en dresseraient-ils devant son application ?
« Je me demande si la Belgique et la Hollande n'ont pas peur de faire l'Europe, tout en prétendant que c'est leur plus cher désir. Elles se sentent toutes petites en face des plus grands. Elles espèrent que, si l'Angleterre se joint à la bande, les grands seront tellement opposés les uns aux autres, que les petits pourront jouer de l'antagonisme des premiers. Les deux exigences des Belges et des Hollandais — "Il nous faut l'Angleterre", "Il nous faut la supranationalité " — sont évidemment et irrémédiablement incompatibles.
« Doit-on attendre les Anglais pour aller plus loin ? Non, l'expérience a montré que les Anglais ne suivaient qu'à condition qu'on commence sans eux. L'Europe à Six est ébranlée par la candidature anglaise et par les Américains qui se préparent à entrer en ligne.
« Le Marché commun existe. Il continuera. Nous nous y prêterons. Mais on peut se demander s'il ne sera pas condamné à la longue par l'impossibilité d'aboutir à une politique commune. Si l'Union politique n'est pas instituée, que deviendra le Marché commun, dont elle devrait être le couronnement ? »
« Il se créerait un déséquilibre total »
Pflimlin : « Monsieur le Président de la République 8 , vous avez rencontré Adenauer à Baden, puis Fanfani à Turin. Peut-on savoir quelles sont les difficultés éprouvées du côté des Allemands et des Italiens ?
GdG. — Les Allemands adoptent à peu près complètement notre point de vue. Ils ne souhaitent pas l'élection de l'Assemblée au suffrage universel. Les Italiens voudraient qu'il y ait davantage de parlementaires européens — ça ferait des places pour leur clientèle.
« Certes, on peut étendre la compétence de ce Parlement ou soi-disant tel. Mais il aurait quoi devant lui ? Un gouvernement européen ? Des gouvernements nationaux ? Il se créerait un déséquilibre total. Qui ferait les lois ? Ce serait bien extraordinaire !
« Fabriquer un Parlement européen, c'est artificiel. L'important, c'est de créer des habitudes. Il faut dégager une politique commune. Elle n'existe pas pour le moment. Personne ne croit que les Six veulent et peuvent avoir une politique commune. Il y a des conférences de l'OTAN, de l'UEO 9 , de l'ONU. Y a-t-il une politique commune ? C'est douteux. Pourquoi continuer, si on n'aboutit à rien ? Se réunir pour constater qu'on ne fait pas de politique commune, à quoi ça sert ?
Pompidou. — Les difficultés que rencontrent les Six proviennent du succès même du Marché commun. Les pays qui y appartiennent ont une croissance plus forte que ceux qui restent en dehors. Les Anglais et les Américains ont envie, soit de nous rattraper, soit de nous freiner. Il faut prévoir une attaque concertée des Anglo-Saxons. Il y aura lieu de se défendre contre elle. Les Belges et les Hollandais pourront y avoir eux aussi intérêt. »
Le Premier ministre n'avait pas dit un mot jusque-là. Il fumait cigarette sur cigarette, écoutant en silence, comme s'il assistait à une séance de conseil d'administration qui ne valait pas la peine qu'il y prît part. Et soudain, il a laissé tomber à pic quelques phrases fortes. Il ne contredit pas vraiment son vis-à-vis, mais le met subtilement en garde contre un pessimisme auquel, m'a-t-il déclaré ce matin même, « le Général n'a que trop tendance às'abandonner, chaque fois qu'il rencontre sur sa route un obstacle inattendu ». Je me promets de signaler cette
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