C'était de Gaulle - Tome II
déjeuner dans la petite préfecture de Mamers (Sartre), le 22 mai 1965, il lâche à ses voisins, Roger Frey 1 et moi, une sorte de confidence qui montre que son identification à la France lui donne la force de résister aux haines qu'il a soulevées :
GdG : « À Venise, des billets anonymes de dénonciation étaient placés dans la gueule du lion de Saint-Marc. Nous, ils nous arrivent par la poste. Toujours anonymes, toujours insultants, toujours bas ! Il existe une couche de Français, peut-être un sur cinq ou un sur dix, qui m'en voudront jusqu'à leur dernier souffle, de les avoir transformés en débris de l'Histoire. Les gens de Vichy, les politiciens de la IV e , les pieds-noirs, m'exècrent moins pour les déboires qu'ils ont connus de mon fait, que pour les bienfaits que j'ai procurés à la France en les rudoyant. Le temps fournit la preuve qu'ils s'étaient trompés. Ils ne me le pardonneront jamais. »
Nous nous promenons ensuite dans le mail qui longe le bâtiment. Il nous parle de Caillaux, l'enfant du pays, puis de Clemenceau qui le fit poursuivre pour trahison. Il connaît à fond son histoire politique et parlementaire : « Clemenceau, quand il était candidat à la présidence de la République, avait demandé à Pams 2 , un sénateur radical des Pyrénées-Orientales, de voter et faire voter pour lui. Pams se faisait tirer l'oreille et le quitta en lui disant : "Moi, je n'hésiterais pas, mais il faut que je consulte mes amis." Il était déjà dans le couloir, que Clemenceau lui cria : "En politique, on n'a pas d'amis ! " »
Le Général rit de bon cœur. Il ajoute : « Clemenceau avait raison. Un homme d'État ne doit pas avoir d'amis. Sinon, il a des faiblesses pour ses amis. Il cautionne leurs faiblesses. Il endosse leurs erreurs. »
Ainsi, il récuse l'amitié autant qu'il se protège de la haine... Les gens que dans ses lettres (jamais oralement) il appelle ses amis ou assure de son « amitié » sont déjà fort rares. Plus rares encore ceux qui méritent vraiment le nom d'ami. Leclerc, Malraux : je ne crois pas qu'on puisse en citer beaucoup d'autres.
Quand il doit trancher pour la France, il s'efforce de ne se guider ni sur la rancune, ni sur l'amitié. Y réussit-il ?
Ses proches seraient tentés de dire qu'il n'y réussit que trop. Intraitable, il l'est aussi envers sa famille, avec une constance qui le met à l'abri de l'accusation de favoritisme ou de népotisme. Son frère Pierre, déporté en Allemagne, avait fait l'objet d'une tentative dramatique de chantage de Himmler. L'homme qui faisait régner la terreur dans les camps de concentration avait adressé, quelques jours avant l'effondrement du Reich, via la Suisse, un courrier personnel au Général. Il lui garantissait la vie sauve pour son frère, si on lui fournissait à lui-même un sauf-conduit jusqu'à la frontière espagnole. Sinon... Le Général avait écrit froidement sur la lettre : « Classer sans suite. » Pierre de Gaulle parlait encore, dix ans plus tard, de ce trait, digne de l'histoire romaine, avec un mélange d'admiration et d'effroi.
Et le Général s'est refusé à coucher le nom de son fils dans la liste de l'Ordre de la Libération. Plusieurs Compagnons de la Libération m'ont assuré que Philippe avait plus de titres qu'eux-mêmes à recevoir le ruban vert ; mais il avait le tort d'être son fils.
« On s'attache plus à un enfant fragile qu'à un enfant normal »
Même la vie privée la plus impeccable était comme tenue en lisière. En dix ans, il n'est guère de sujets, sur lesquels nos entretiens n'aient porté... Mais il n'était presque jamais question de sa vie privée. Frères et sœurs, enfants et petits enfants, grande famille, affections, ambitions personnelles, son passé militaire, ses projets littéraires, ses loisirs, étaient comme occultés. Sauf au cours de repas intimes, le plus souvent en présence de Mme de Gaulle, ou à l'occasion de voyages, il ne se permettait — et on ne se permettait — aucune incursion dans ce domaine, qu'un rideau épais séparait de l'univers public. On eût dit qu'il ne devait pas se laisser distraire, ni laisser ses collaborateurs se distraire, de cela seul qui comptait pour lui et donc pour eux : sa mission.
Il arrivait pourtant — bien rarement — qu'une émotion se laissât percevoir.
Ce 11 juin 1962, lundi de Pentecôte, Manu 3 a été renversée par une voiture ; sa tête a heurté le capot. Elle est dans le coma. Ambulance,
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