C'était le XXe siècle T.1
question de Blériot :
— Au fait, où est Douvres ?
— Par là, vous voyez.
Devant cette machine si fragile entrevue dans l’aube naissante, un spectateur s’exclame :
— Avec ça, traverser la Manche !
Alice, elle, a pris place sur le torpilleur Escopette , chargé d’escorter l’appareil. Elle a revêtu un gros manteau de voyage. Ses poches sont bourrées des papiers que lui a confiés son mari. Le navire, commandé par le lieutenant de vaisseau Plogier, a quitté déjà le port de Calais. À petite allure, il s’est porté au large des Baraques. Blériot regarde sa montre : 4 heures et demie. Les yeux clairs fixent le large.
Leblanc agite violemment un fanion. Le soleil s’est levé. On peut partir. Le représentant du Daily Mail donne son accord.
— N’oubliez pas l’huile, crie Anzani.
— Soyez tranquille, c’est ma peau que je risque.
— Je suis sûr de mon motor !
— Contact, ordonne Collin.
Une forte traction sur l’hélice. Le moteur part.
Les mécaniciens, agrippés aux ailes, aux empennages, retiennent l’appareil avec des gestes de déments, les cheveux fouettés par le vent de l’hélice. Nul n’avait encore eu l’idée simple de placer les cales devant les roues.
— Lâchez tout !
Blériot a levé le bras. L’appareil saute sur ses roues de vélo renforcées. Il se soulève, pique droit devant lui. Blériot franchit la dune d’où Leblanc lui crie des souhaits qu’il entend mal.
Il est 4 h 41.
À 4 h 5, on avait réveillé à Douvres les journalistes. Tous sont partis du même côté, vers les falaises. Charles Fontaine et son photographe Marmier ont sauté en voiture – et se sont dirigés vers le point opposé. Fontaine a emporté avec lui un grand drapeau tricolore.
Sur l’ Escopette , Alice Blériot suit son mari à la jumelle. L’angoisse la fait trembler. Le bateau force sa vapeur. Mais il ne peut suivre. Bientôt, le BL XI n’est plus qu’un petit point à l’horizon. Qui disparaît. Au livre de bord, cette inscription laconique : « Perdu de vue à 4 h 58. »
Devant Blériot, le large. L’eau et le ciel. Une solitude totale, sans le moindre point de repère. Pendant les dix premières minutes, Blériot se dirige perpendiculairement à la côte. Puis il immobilise ses deux pieds pour que le gouvernail de direction ne bouge pas. J’avais peur de dériver , expliquera-t-il naïvement.
Dix nouvelles minutes. Un isolement qu’il dira « sinistre ». Enfin, à l’horizon une ligne grise. Son cœur bat plus vite. Raisonnablement, la victoire peut lui paraître proche. Il vole environ à 60 à l’heure. Où est Douvres ?
Au vrai, il a dérivé de dix kilomètres vers la droite. Au lieu de se trouver face à Douvres, il est devant Saint-Margaret.
Des falaises à pic qu’il ne parvient pas à escalader. À chaque tentative un remous le rabat de vingt mètres :
— Le sol britannique se défend !
Sa provision d’essence s’épuise. Va-t-il périr à un doigt de la victoire ? Il aperçoit des petits bateaux. Il a l’idée de voler dans le sens de leur route, se disant qu’ils rentrent probablement à Douvres. Il longe la côte du nord au sud. Dieu soit loué ! Les falaises diminuent de hauteur. Il passe ! Le vent s’est levé et souffle en rafales. Le BL XI tangue furieusement. Où atterrir ?
Tout à coup, il aperçoit un drapeau qu’on agite éperdument. Un drapeau tricolore. Il se souvient : le journaliste Charles Fontaine !
Depuis plusieurs minutes, Fontaine secoue son drapeau. Il pleure de joie. Il hurle : Vive la France ! Blériot glisse vers la terre. À l’atterrissage, une roue se brise, une pale de l’hélice éclate. L’appareil s’immobilise.
Il est 5 h 12.
La Manche est vaincue.
Des soldats anglais, désœuvrés, se sont approchés. Simplement, Blériot leur dit :
— Passez-moi mes béquilles.
Puis c’est un douanier extrêmement sérieux :
— Qu’avez-vous à déclarer ?
— Ma joie !
Imperturbable, le douanier dressera un certificat attestant que M. Louis Blériot, « conducteur d’un navire appelé monoplan n’est atteint d’aucune maladie contagieuse et qu’il peut continuer son voyage ».
Charles Fontaine est allé chercher une voiture. Blériot y monte, roule vers Douvres. La nouvelle l’y a précédé. Une foule à peine éveillée mais délirante emplit les rues. À la mairie, on lui tend un télégramme : « Bien sincères félicitations.
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