C'était le XXe siècle T.2
s’aperçoive de la présence de l’assassin, toujours immobile, le regard vide. On s’en empare. Sans ménagement, on le pousse, on le traîne dans un bureau voisin. Les questions pleuvent, furieuses, brutales. Ce n’est que le premier des interrogatoires qu’il subira. Il y en aura beaucoup d’autres.
Peu à peu la personnalité de Nikolaïev se dessine. Il a combattu dans les rangs de l’Armée rouge pendant la guerre civile, il a adhéré au Parti en 1920. Après avoir occupé différentes fonctions subalternes en liaison avec la Guépéou (42) , il a été, en mars 1934, exclu du Parti.
Voilà qui d’emblée frappe les interrogateurs : pourquoi exclu ? Il explique que, pour des raisons d’ordre privé, il n’a pas voulu obtempérer à un ordre de mutation qui l’obligeait à quitter Leningrad. Il est allé injurier les responsables, d’où son exclusion. Derechef on s’étonne : on a trouvé sur lui une carte du Parti. C’est donc qu’il a été réintégré. À quelle époque ?
— Il y a deux mois, en octobre.
— Pourquoi ?
Cette tranquillité avec laquelle il répond est-elle naturelle ? Est-elle forcée ? Il explique qu’il a signé une déclaration de repentir que sa femme a présentée aux autorités. On lui demande le nom de jeune fille de sa femme :
— Milda Draule (43) .
Stupeur. À l’Institut Smolny, on connaît fort bien Milda Draule, alors âgée de vingt-quatre ans. Elle y est employée au déchiffrement des dépêches pour la région nord-ouest et plus spécialement chargée du chiffre de l’ Aktiv du Parti (44) . Nikolaïev souligne – il y a tout à coup une lueur intense dans son regard – que la tâche de son épouse oblige celle-ci à travailler souvent le soir. Parfois, elle passe la nuit au Smolny. Un silence, puis :
— C’est ainsi qu’elle a connu Kirov.
Il hausse le ton et, comme une chose qui va de soi, lance à la face de ces gens soudainement silencieux qu’il a tué Kirov parce qu’il était doublement bafoué, en tant que mari et en tant que communiste (45) .
On le presse d’expliquer comment il a pu si facilement parvenir jusqu’à Kirov. Il ne se fait pas prier :
— Il y a deux mois, lors de ma réintégration dans le Parti, ma femme m’a fait obtenir un laissez-passer qui me permettait de venir la voir. Aujourd’hui, vers 16 heures, je me suis présenté à l’entrée de l’Institut Smolny. Le planton a examiné mon laissez-passer et constaté qu’il était en règle. Il m’a laissé entrer. À l’intérieur, les postes n’étaient pas gardés et j’ai circulé librement. Arrivé au troisième étage, j’ai reconnu la porte du bureau de Sergueïev Kirov. Il devait être là car j’ai vu un rai de lumière filtrer. Je me suis dissimulé derrière une colonne et, dans l’ombre, j’ai attendu que Kirov sorte.
Les enquêteurs retrouveront le journal personnel de Nikolaïev. L’image s’impose d’un esprit exalté. La Pravda du 30 décembre précisera que les écrits de Nikolaïev tendaient à faire croire que son geste était purement individuel et devait être considéré comme une protestation contre « le traitement injuste auquel étaient soumis les individus ».
Nikolaïev seul assassin ? Vraiment ?
Le soir même, un appel téléphonique a averti Staline. Tous les témoignages s’accordent pour montrer qu’il a laissé aussitôt éclater sa fureur et son chagrin. Il se déchaîne contre les traîtres qui ont privé le pays d’un aussi grand homme et d’un aussi bon communiste. Il appelle auprès de lui Molotov, Vorichilov, Jdanov, Kosarev, Agranov et Zakovski, leur crie qu’il va partir sur-le-champ pour Leningrad : il veut mener lui-même l’enquête qui fera découvrir les coupables et payer leur crime abominable. Il lance aux six hommes :
— Vous m’accompagnerez !
C’est par le train de nuit que Staline et ceux qu’il vient de requérir vont accomplir le voyage de Moscou à Leningrad. Ils y parviennent le 2 décembre à l’aube et gagnent aussitôt l’Institut Smolny.
Dans l’une des salles de l’Institut les attend une table derrière laquelle ils s’assoient. Autour d’eux, debout, viennent prendre place des fonctionnaires du Parti de Leningrad avec, à leur tête, Choudov, l’adjoint de Kirov. Plus loin se sont groupés d’anciens membres de la Tcheka, cette police qu’a remplacée la Guépéou.
Un geste de Staline et l’on amène Nikolaïev. Il a tant
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