C’était le XXe siècle T.4. De Staline à Kennedy
cheminée dans laquelle le maître de maison aime à allumer du feu. Les autres pièces sont meublées de la même façon anonyme et laide. Presque toutes comportent des divans où, pour changer d’horizon, le dictateur s’allonge alternativement. Un visiteur dira que « hormis les boiseries de chêne sombre le long des murs, tout y est strict et nu. Comme dans un cabinet de consultation au dispensaire ».
Également au rez-de-chaussée, la grande salle à manger accueille les hôtes illustres. Svetlana se souvient d’y avoir rencontré, en 1946, Joseph Broz Tito. Là, les membres du Politburo ont pris l’habitude, presque chaque soir, de venir partager le repas de leur maître. Sur la longue table, une quantité de hors-d’œuvre et de plats de viande s’étale sur des plaques chauffantes. Chacun y puise ce qu’il préfère. Cela dure des heures. Staline les encourage de la voix et du geste à absorber d’extraordinaires quantités de vin et de vodka ! Certains soirs, on voit plusieurs de ces sommités du pouvoir soviétique rouler sous la table. Khrouchtchev gardera un souvenir horrifié de ces soirées. Il qualifiera ces interminables repas d’« épouvantables ». Staline évite de toucher à aucun mets ou boisson avant que l’un des hôtes l’ait goûté : l’ambiance est créée. L’invite prend toujours la même forme. Par exemple :
— Tiens, il y a des abattis de volaille, Nikita. Tu en as déjà pris ?
Aussitôt Khrouchtchev mord à belles dents dans les abattis. Staline l’observe un instant et se sert ensuite. Un peu plus tard, un autre invité aura droit à cette exclamation : « Regarde ! Il y a des harengs ! » Selon Khrouchtchev, chaque mets avait un « essayeur » attitré chargé de déceler le poison éventuel qu’il aurait pu contenir.
Pour échapper aux beuveries auxquelles on les contraint, Beria, Malenkov et Mikoyan en sont venus, avec la complicité des servantes, à se faire servir de l’eau colorée en place de vin. Une nuit, ivre mort, Chtcherbakov a dénoncé le subterfuge à Staline : « Il entra dans une colère folle, raconte Khrouchtchev, et fit un vacarme de tous les diables. » Les convives n’ont le droit de quitter la table que le petit jour venu : « Nous ne rentrions chez nous que pour prendre le petit déjeuner et repartir au travail. Au cours de la journée, j’essayais de faire une petite sieste, à l’heure du repas du midi, parce que, sans prendre de sommeil, nous risquions toujours, si Staline nous invitait de nouveau, de piquer du nez dans notre assiette. Pour celui qui s’endormait à la table de Staline, cela pouvait mal finir. »
Au moment où elle descend de la ZIS noire, Svetlana évoque-t-elle cette soirée où, jeune femme, face à cette bande éméchée d’hommes nettement plus vieux qu’elle, elle s’était trouvée mêlée à l’un des sempiternels dîners du Politburo ? Elle se sentait très lasse. Staline lui a cependant demandé de danser. Elle a obéi mais vite a voulu s’arrêter. Son père a exigé qu’elle continuât. Appuyée contre le mur, elle lui a fait un signe de dénégation. En titubant, il s’est approché :
— Allons, viens, Svetlana, danse. Tu es l’hôtesse, alors danse…
— J’ai déjà dansé, papa. Je suis fatiguée.
Pour toute réponse, il l’a tirée par les cheveux et ramenée sur la piste de danse (12) .
La voici dans la maison. De la salle à manger provient le vacarme habituel, les bruits de vaisselle et de verres, les exclamations, les gros rires. Elle entre. Là, parmi les hôtes, c’est son père seul qu’elle regarde : « Il avait très mauvaise mine », écrira-t-elle. Il lui désigne sa place : « Les mêmes conversations, les mêmes plaisanteries, les mêmes bons mots rebattus. » Comment, depuis tant d’années, peut-il faire sa société habituelle des mêmes Beria, Malenkov, Boulganine, Mikoyan et – plus rarement – Khrouchtchev ? Molotov est tenu à l’écart depuis l’arrestation, en 1949, de son épouse juive ; celle-ci avait adhéré au Comité juif antifasciste du Bureau soviétique d’information, considéré jusque-là comme « indispensable aux intérêts de l’État, de sa politique et du parti communiste » ; déchue de ses fonctions, elle a échappé de peu au peloton d’exécution et a été déportée (13) . Même les plus intimes des fidèles de Staline ont été disgraciés. Ainsi en a-t-il été de Vlassika, jeté
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