C’était le XXe siècle T.4. De Staline à Kennedy
empoisonneurs ». Il fait toujours aussi froid mais il s’oblige ensuite à faire une courte promenade. Sa santé le préoccupe de plus en plus. La veille, s’étant rendu au Bolchoï pour voir une fois de plus le Lac des cygnes , il a dû, tant il se sentait mal, partir avant la fin du dernier acte.
La soirée est fort avancée quand Malenkov, Beria, Khrouchtchev et Boulganine le rejoignent à la datcha. À table, comme à l’accoutumée, dès les hors-d’œuvre, on passe en revue les principales questions du moment. Boulganine fait le point de la situation en Corée. Staline annonce qu’il chargera Molotov, dès le lendemain, de conseiller aux Chinois et aux Coréens de « marchander jusqu’au bout lors des négociations (15) ». Beria enchaîne. Il cherche en vain à masquer l’angoisse qui le hante : il connaît trop Staline pour ignorer que celui-ci le soupçonne de manquer de loyauté à son égard. L’homme aux lorgnons revient sur l’affaire des médecins, cherche à montrer que cette clique abominable préparait son coup depuis longtemps.
Il évoque la mort de Jdanov qui remonte pourtant à 1948. Il donne des détails : on a remplacé l’électrocardiogramme de Jdanov par un autre, on lui a caché qu’il avait eu un infarctus. Il a repris ses activités et, ce faisant, il est mort rapidement. Beria insiste : il s’agit d’un complot juif. Tous ces gens sont des agents du Joint , organisation juive. D’ailleurs, presque tous les inculpés ont avoué.
Écoute-t-il vraiment, Staline ? Somnole-t-il ? Est-ce pour rien que Beria s’époumone ? Soudain, les petits yeux noirs, aussi vifs que naguère, se fixent sur le policier en chef :
— Et Vinogradov ?
— Outre le fait qu’il est suspect, ce professeur a la langue bien pendue : il s’est mis à dire à un médecin de sa clinique que le camarade Staline aurait déjà eu plusieurs crises d’hypertension graves.
— Ça va, coupe Staline. Que penses-tu faire ensuite ?
— Avec l’aide de Timachouk et d’autres patriotes, nous allons boucler l’instruction et te demander d’autoriser un procès public.
— Préparez-le.
Cela dure jusqu’à 4 heures du matin. La journée du 1 er mars est largement entamée. Depuis que Staline est au régime, on a mis fin aux beuveries. La même question hante les convives devenus silencieux : jusqu’à quelle heure ce vieux va-t-il parler ? Il ressasse ses doutes quant à la fidélité de ceux qui le servent. Il ne cache pas son irritation à l’égard de Molotov, de Malenkov, de Beria, de Khrouchtchev. Étrangement, il semble faire juges de leur propre cas ceux-là mêmes qu’il accuse. Seul Boulganine est épargné.
La nuit finira-t-elle jamais ? Enfin Staline se lève. À ces hommes qui revêtent leur pelisse et coiffent leur chapka, il lance une dernière flèche, la plus lourde de conséquence. Il gronde :
— On dit, dans le Parti, que certains qui sont à sa tête estiment le moment venu de tirer un bénéfice à vie de leurs services passés…
Les présents sont-ils du nombre ? Eux aussi ont recueilli des bruits persistants : Staline voudrait se débarrasser de tous les membres du Politburo afin de leur faire endosser le poids de ses propres fautes.
Figés, ils ne savent quel comportement adopter. Ils ont droit à un signe de tête fort sec. Ils s’en vont sans ajouter un seul mot. Malenkov et Beria montent dans la même voiture (16) .
Il semble que l’hiver ne finira jamais. De l’aveu général, la journée la plus terrible a été celle de ce même 1 er mars, un dimanche. Personne n’est sorti. On est resté chez soi, à lire ou à jouer à quelque jeu, autour du samovar bruissant dont la révolution s’est gardée de supprimer l’usage.
Pour raconter la suite, le lecteur doit comprendre que l’on dispose essentiellement de deux récits : le premier a été écrit par Svetlana Alliluyeva. Le second est de Khrouchtchev mais sous plusieurs formes : l’une d’elles figure dans ses Souvenirs mais, fort bavard, il a livré plusieurs fois, sur cet épisode, des confidences à des personnalités dignes de foi (17) .
Chaque dimanche, Staline a l’habitude de téléphoner à ses collaborateurs pour discuter une fois de plus des affaires. Ce jour-là, Nikita Khrouchtchev, resté chez lui comme tout un chacun, a attendu cet appel. « Mais ce dimanche, il n’appela pas, ce qui nous parut étrange. » Les autres commensaux habituels de
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