C’était le XXe siècle T.4. De Staline à Kennedy
garçons de café ». Les journaux anglais ironisaient sur « ce vol manifeste commis au préjudice de gens simples qui se sont laissé duper et ne percevront jamais un penny du péage d’un canal illusoire ».
Le 25 avril 1859, Lesseps donna le premier coup de pioche. Il fallut obtenir l’accord du gouvernement turc, suzerain nominal du vice-roi d’Égypte. Ce fut long, mais là encore Napoléon III pesa de tout son poids. Le 22 février 1866, Constantinople signait le firman qui régularisait la concession. La Compagnie universelle du canal maritime de Suez était constituée pour une durée de quatre-vingt dix-neuf ans à compter de la date de son inauguration. Après quoi, la propriété du canal passerait au gouvernement égyptien. Les bénéfices devaient être répartis à raison de 15 % au gouvernement égyptien, 10 % aux fondateurs, 2 % aux administrateurs, 2 % aux fonds de retraites et de gratifications des employés, 71 % aux actionnaires.
Il fallut d’immenses travaux et des moyens gigantesques pour venir à bout des cent soixante kilomètres de l’isthme. Le 15 août 1869, en présence d’Ali Pacha, ministre des Travaux publics d’Égypte, l’ingénieur en chef du chantier, M. Voisin Bey, faisait sauter le barrage qui séparait les parties nord et sud du canal. Ce que d’aucuns, quelques mois plus tôt, stigmatisaient encore du nom d’utopie, devenait réalité : la jonction des deux mers était réalisée.
Il revenait à l’impératrice des Français de présider à l’inauguration de ce grand œuvre français. Le 17 novembre 1869, le yacht impérial s’engagea sur le canal, escorté plutôt que suivi par l’empereur d’Autriche, le vice-roi d’Égypte Ismaïl, le prince et la princesse des Pays-Bas, le prince royal de Prusse et une infinité d’invités tels que Ibsen, Abd el-Kader, Théophile Gautier et Émile Zola.
La Grande-Bretagne elle-même fit amende honorable. Lord Clarendon, ministre des Affaires étrangères, félicita Lesseps : « Malgré les obstacles de tout genre contre lesquels vous avez eu à lutter et qui résultaient nécessairement tant des circonstances matérielles que d’un état social auquel de pareilles entreprises étaient inconnues, et bien que vous n’ayez eu pour vaincre que les ressources de votre génie, un brillant succès a finalement récompensé votre indomptable persévérance. »
Logiquement, la Compagnie française du canal de Suez pouvait espérer jouir jusqu’en 1968 de sa concession de quatre-vingt-dix-neuf ans, mais l’intérêt britannique pour l’entreprise, pour tardif qu’il se fut manifesté, allait conduire Londres à vouloir rattraper le temps perdu : le canal raccourcissait de 44 % le trajet entre l’Angleterre et Bombay. En 1875, ruiné au-delà du possible, le khédive – ainsi appelait-on le vice-roi – mit en vente l’énorme paquet d’actions qui lui était revenu. Celles-ci furent offertes au gouvernement français qui, entre deux crises ministérielles, laissa passer l’occasion. Le Premier ministre britannique Disraeli se garda bien de commettre une faute identique : secrètement, il fit racheter les actions du khédive, soit près de la moitié du capital global de la Compagnie. Quand les Anglais s’implantèrent définitivement en Égypte, aussi bien militairement que politiquement – il fallait bien protéger la route des Indes – les Français durent reconnaître qu’ils avaient perdu le contrôle du canal creusé et ouvert par eux. Bons princes, les Anglais voulurent bien cependant leur accorder une prépondérance technique.
Longtemps, la Compagnie du canal de Suez allait vivre des jours heureux. Ses actionnaires encaissèrent des dividendes de plus en plus confortables. Jusqu’au jour où, le 23 juillet 1952 à 5 heures du matin, un certain général Néguib annonça par la radio aux Égyptiens que la Révolution venait de prendre le pouvoir.
Pour les officiers qui désormais régnaient sur l’Égypte, la question du canal de Suez allait devenir une obsession. Théoriquement, l’Égypte était un État indépendant mais, dès lors que des soldats britanniques campaient toujours sur le canal, cette indépendance demeurait théorique. Le 10 juillet 1954, de nouvelles conversations s’engagèrent sur ce thème. Cette fois, l’une des deux grandes puissances du globe jeta toute son autorité dans la balance. Les États-Unis pensaient que « jamais l’Égypte ne retrouverait sa
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