C’était le XXe siècle T.4. De Staline à Kennedy
Tournoux :
— Ce dictateur n’est qu’un adjudant de gendarmerie !
Il aura, dans la soirée, l’occasion de modifier son point de vue. Sur les téléscripteurs des journaux, s’inscrivent les phrases du discours de Nasser. Dès le lendemain, elles feront les gros titres. Un long cri de colère s’élève dans Paris. Au Palais-Bourbon, sans distinction d’opinion, les députés s’abordent : « Il faut bombarder Alexandrie ! » Sagement, Guy Mollet, président du Conseil, rétorque : « Ne nous donnons pas le ridicule d’un nouveau mot historique du genre : Strasbourg ne restera pas sous le feu des canons allemands. Aucune force maritime ou aérienne n’est prête à l’intervention immédiate (27) . »
Rien de plus vrai. Le De Grasse est indisponible, le Georges-Leygues en petit carénage, l’ Arromanches en réparation et le Jean-Bart ne dispose que d’une tourelle sur deux. M. Pineau le répétera : inutile de brandir « un sabre de bois ».
N’importe, l’opinion supporte mal ce que l’on appelle déjà le « coup de Suez ». Nombreux sont ceux qui conservent un souvenir douloureux de l’affaire d’Indochine. Beaucoup refusent d’admettre le processus quasi universel qui tend à la décolonisation. Depuis un peu moins de deux ans, la rébellion s’étend en Algérie. Ses chefs ont reçu asile en Égypte. On répète que l’aide logistique apportée par Nasser aux rebelles est considérable. Ce qui d’ailleurs se révélera faux (28) . Mais on le croit.
Partout, on entend répéter que la sottise des Américains a donné trop d’importance à ces gens-là, lesquels, c’est bien connu, ne respectent que la force. Pour les politiques, l’exemple donné par Nasser tenant tête aux grandes puissances est parfaitement pernicieux. Les rebelles algériens ont désormais l’œil fixé sur le Raïs.
Que l’on déboulonne Nasser de son piédestal de carton et aussitôt des conséquences extrêmement positives se feront sentir en Algérie. Au sein du gouvernement, la grande majorité des ministres partage cette opinion : la nationalisation du canal représente un admirable prétexte pour abattre Nasser. On fera coup double : on s’en prendra directement à l’influence soviétique au Proche-Orient ; on marquera en Algérie un avantage décisif.
Dès les premières heures, on s’est interrogé sur le comportement de la Grande-Bretagne, concernée au premier chef. Or le soir du 26 juillet, Sir Anthony Eden, Premier ministre, reçoit à dîner le roi Fayçal d’Irak, ainsi que le chef du gouvernement irakien, le vieux Noury Saïd, ancien compagnon de Lawrence d’Arabie. Dans la soirée, un secrétaire apporte à Sir Anthony la dépêche qui annonce la nationalisation du canal. Eden est entré dans sa soixantième année. L’histoire garde le souvenir de celui qui, antimunichois notoire, est devenu le ministre des Affaires étrangères de Churchill pendant la Seconde Guerre mondiale. Le « Vieux Lion », en revenant aux affaires en 1951, lui a rendu son portefeuille et, quand Churchill a définitivement quitté le pouvoir, Eden lui a succédé comme Premier ministre. Le monde entier connaît sa mince silhouette élégante et sa fine moustache. Devant les Irakiens, il prend connaissance de la dépêche et la tend à Noury Saïd :
— Que feriez-vous à ma place ? demande-t-il.
— Frappez-le ! Frappez-le tout de suite et frappez-le fort !
Noury Saïd incarne la vieille garde des musulmans fidèles à l’Angleterre. Il n’a pas voulu évoluer. Même il a signé, avec Londres, le tout récent pacte de Bagdad. Il ne veut pas comprendre que l’Islam est secoué par un élan que rien n’arrêtera. Bientôt, il n’y aura plus de roi en Irak et lui, Noury Saïd, sera assassiné.
Fayçal et Noury Saïd ont eu l’élégance de prendre congé très vite. Eden, suivi de Selwyn Lloyd, secrétaire au Foreign Office, et de Lord Home, ministre chargé des relations avec le Commonwealth, gagnent un bureau voisin. Une heure plus tard, tous les ministres présents à Londres, ainsi que les chefs d’état-major, les rejoignent. À l’aube, Jean Chauvel, ambassadeur de France, et Andrew Foster, chargé d’affaires américain, font leur entrée (29) . Eden déclare avec force à Foster :
— Nasser nous met la main au collet, faites savoir à Dulles que je ne puis le tolérer.
À l’Assemblée nationale, personne n’a dormi. Chacun attend fiévreusement
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