C’était le XXe siècle T.4. De Staline à Kennedy
discussions, on parvint à un projet d’accord. Américains et Britanniques s’engageaient à mettre respectivement 56 et 14 millions de dollars à la disposition du gouvernement égyptien. La Banque mondiale devait, pour sa part, avancer 200 millions de dollars.
Tout semblait contribuer au succès du projet quand la même Banque mondiale fit savoir que, selon ses statuts, elle exercerait désormais un contrôle sur le budget de l’emprunteur. Par ailleurs, l’Égypte devrait s’engager à ne contracter aucun autre emprunt sans l’accord de la Banque.
Ces conditions, beaucoup d’autres États les avaient acceptées ou subies. La Banque mondiale n’avait pas inventé, pour la seule Égypte, les articles 13 et 14 de ses statuts. Cependant les gouvernants d’un État si longtemps colonisé, n’ayant reconquis que de fraîche date son indépendance, ne pouvaient que se remémorer amèrement les précédents qui les obsédaient toujours. Il y avait moins de quatre-vingts ans que les emprunts inconsidérés du khédive et son incapacité à les rembourser avaient conduit à un contrôle financier du pays par l’Angleterre. Du financier, on était passé au politique et du politique au militaire. L’Égypte était devenue une colonie.
Recevant au printemps de 1956 un délégué américain, Nasser hors de lui menace de le jeter à la porte de son bureau :
— Vous voulez ressusciter la Commission de la dette ?
Nasser se tourne alors vers les Soviétiques, lesquels délèguent auprès de lui M. Chepilof. Tout sourire, le ministre soviétique des Affaires étrangères s’empresse d’annoncer que son pays est tout prêt à participer au financement du barrage. À quelles conditions ? demande Nasser, déjà inquiet. Grand seigneur, M. Chepilof répond qu’il ne sera question d’aucune condition annexe. De quoi, bien sûr, enchanter Gamal Abdel Nasser. D’autant plus que l’URSS est toute prête à lui livrer ces armes qu’il sollicitait en vain des puissances occidentales. Pour les apparences, on demande seulement à Nasser de passer contrat avec la Tchécoslovaquie. Les chars Staline et les avions Mig et Iliouchine commencent à affluer à Alexandrie. Les conseillers soviétiques au Caire passent de 40 à 150.
Ce que nul ne doit jamais oublier, dans cette histoire, c’est qu’elle se déroule en pleine guerre froide. Pour les Américains – principalement pour le secrétaire d’État Foster Dulles, tout empreint d’idéalisme puritain –, le flirt de Nasser avec la Russie des Soviets est devenu une faute inexpiable. Puisque Nasser se jette délibérément dans le camp communiste, il n’est plus question de lui prêter un penny. De cette faute lourde, les États-Unis vont subir les conséquences durant des années. Nasser n’éprouve aucune sympathie pour le communisme. Musulman fervent, il n’admet pas l’athéisme marxiste mais, pour la grandeur de son pays, il s’allierait avec le diable. Foster Dulles s’obstine à ne pas vouloir le comprendre. Brutalement, il fait savoir que les États-Unis, non plus que la Banque mondiale, n’accorderont aucun emprunt pour le barrage d’Assouan. La Grande-Bretagne s’empresse de formuler un refus identique.
Nasser se trouve à Brioni, en compagnie de Nehru et de Tito, lorsqu’il reçoit en même temps la nouvelle du diktat anglo-américain et celle d’une dérobade des Soviétiques sur leur participation au barrage. Moscou veut bien fournir des armes et, par là, s’implanter durablement en Égypte ; ce barrage si dispendieux reste le cadet de ses soucis.
Nasser se trouve dans une impasse.
Le Raïs est un homme d’État. Ne songeant pas à dissimuler son accablement, il se reprend très vite. Il ne lui reste plus, pour retourner la situation à son profit, qu’à imaginer un coup d’éclat qui stupéfierait le monde.
Ce sera le discours de la place Mohammed-Ali, le 26 juillet 1956.
Le jour même, Raymond Tournoux, grand journaliste et observateur lucide du monde moderne, déjeune avec Christian Pineau, ministre français des Affaires étrangères. Nul, à cette heure, ne peut se douter de ce que le Raïs déclarera le soir. Pineau, fervent socialiste, venu à la politique par la Résistance et qui a occupé, sous la IV e République, de nombreux ministères, n’y attache visiblement que peu d’importance : il a rencontré, au mois de mars, Nasser au Caire et son impression n’est pas bonne. Il ne le cache pas à
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