C’était le XXe siècle T.4. De Staline à Kennedy
culpabilité ?
Dans la machine, pourtant, un grain de sable s’était vite glissé. Les intimes de Rajk identifiaient sa voix – sans la reconnaître. L’un d’eux, François Fejtö, était familier de Rajk depuis l’enfance. Ce qui le frappait, et désormais allait le hanter, c’est que « tout sentiment, toute émotion étaient absents de cette voix, elle sonnait sourdement ; elle était sans rapport avec ce que disait Rajk ; elle était abstraite, impersonnelle. Si encore, si une seule fois, elle avait exprimé quelque chose de vivant : un brin de repentir ou de révolte ! Si une fois seulement elle avait changé de ton, en laissant passer la vibration d’une émotion, d’une passion quelconque ! Mais elle restait toujours égale. Également calme et objective (63) ».
Pour les amis de Rajk – voire ses ennemis –, cette monotonie dans le débit reflétait une leçon apprise. Le juge lui-même semblait en convenir lorsqu’il interrompait l’accusé :
— Ici, vous avez sauté un passage.
— Je sais, j’y reviendrai tout à l’heure, répondait Rajk avec une docilité bouleversante.
Un observateur constata que, ses aveux achevés, Rajk s’assit et prit alors, face au tribunal, une attitude bien différente, faite d’orgueil et de mépris hautain (64) .
Condamné à mort, le grand coupable Laszlo Rajk avait été pendu. Szönyi et Szalai l’avaient été avec lui – et Palffy, un militaire, avait été fusillé. Et puis Staline était mort. Le monolithe soviétique s’était ébranlé sur ses bases. Quelques centaines de millions d’hommes s’étaient mis à respirer plus librement.
Depuis le procès, sept ans ont passé. : au cimetière de Kerepesi, on célèbre les funérailles des quatre communistes solennellement réhabilités. Les visages de ceux qui défilent devant leurs dépouilles sont empreints d’émotion, certes, mais aussi de colère. Le journal du Parti va imprimer : « Un furieux vent d’automne chasse les nuages bas, une pluie froide et perçante tombe sans arrêt, mais je ne vois pas de parapluies. Ils viennent les mains nues… Ils sont des milliers, les yeux fixés sur les cercueils, sans un mot, sans un bruit ; mais les yeux brillent, les visages sont de pierre… Ce n’est pas seulement le deuil qui leur ferme la bouche devant ces cercueils, mais c’est aussi une haine passionnée…»
Comme si le vent voulait saluer les morts de 1949, il couche la flamme d’un immense candélabre. Au sommet de hauts mâts, les longues oriflammes claquent comme des fouets. Des survivants du procès préfabriqué montent une garde d’honneur.
Il y a là des ouvriers en cote bleue portant à la main la gamelle de leur déjeuner ; des étudiants avec leurs cartables ; des soldats crêpe au bras. Aucun d’eux ne quitte des yeux un petit garçon, figé devant le cercueil de son père, sa main dans celle de sa mère. C’est le jeune Laszlo Rajk, âgé de huit ans. Il était encore bébé lorsque son père avait été traîné jusqu’au gibet et sa mère jetée en prison (65) .
À la tribune, les officiels se succèdent. Ils tiennent tous le même langage, affirmant que la doctrine léniniste l’emportera dorénavant dans le Parti, ainsi que la démocratie socialiste, l’humanisme socialiste, la légalité socialiste et tout ce qu’a souligné le XX e Congrès du parti communiste de l’Union soviétique « dans ses travaux d’importance historique ». Et puis c’est l’une des victimes du procès de 1949 qui, lentement, gravit les marches et prend la parole, un survivant, Bela Szasz. Julia Rajk a demandé et obtenu sa présence. Szasz a refusé de soumettre son discours à la censure. Et maintenant il parle :
— Lorsque des milliers d’hommes et de femmes défilent devant ces cercueils, ce n’est pas seulement pour rendre aux victimes un dernier hommage. Leur désir passionné, leur décision irrévocable, c’est d’enterrer une époque, d’enterrer à tout jamais l’illégalité, la tyrannie, les disciples hongrois de la violence. Tous ceux qui sont moralement morts pendant les années de honte. Nous n’oublierons pas !
Mais comment oublierait-il, lui ? Lui surtout ?
Le 21 juin 1949, une longue voiture noire roule à travers les rues de Budapest. Encadré par deux policiers de l’AVH – Service de sécurité de l’État –, menottes aux mains, Bela Szasz est assis à l’arrière. Les glaces, y compris celle qui sépare
Weitere Kostenlose Bücher