C’était le XXe siècle T.4. De Staline à Kennedy
les passagers du chauffeur, sont voilées de rideaux noirs. Impossible de voir à l’extérieur. Par surcroît de précaution, les agents de la Sécurité ont, à l’aide de lunettes aux verres doublés de papier noir, aveuglé leur prisonnier.
La voiture s’arrête. On pousse le prisonnier au-dehors, on lui enlève ses lunettes, ses menottes, on le force à s’engager dans un escalier. Un étage. Une porte qui s’ouvre sur une pièce immense, dont toutes les fenêtres sont closes par des rideaux noirs. Deux longues tables étroites disposées en forme de T. Derrière la branche horizontale du T, cinq hommes sont assis, certains en uniforme, les autres en civil. Au centre, un personnage que Bela Szasz ne connaît que trop : Gabor Peter, le chef de la police de la Sécurité. C’est devant lui qu’il a comparu, le 24 mai, lors de son arrestation.
Depuis son adolescence, Szasz a fait du Parti sa raison d’être. Avant, pendant et après la guerre, il lui a consacré sa vie – et, à plusieurs reprises, l’a risquée. Pourquoi l’emprisonner, lui, chef du service de presse et d’information du ministère de l’Agriculture ? Tout d’abord, il a cru à une erreur. Jusqu’au moment où Peter s’est mis à hurler et lui a demandé pour quelle organisation d’espionnage il travaillait.
— Il y a un mot de passe. J’exige que vous me le donniez !
Ne sachant même pas de quoi il s’agissait, Szasz a répondu par la négative. Il a sur-le-champ appris qu’il allait subir un « ressemelage ». Szasz savait parfaitement ce que cela voulait dire : le « ressemelage » était le résultat d’une vieille tradition de toutes les polices hongroises. On en pratiquait déjà, entre les deux guerres, au temps de l’amiral Horthy, régent de Hongrie : on frappait la plante des pieds nus de l’homme arrêté, d’abord avec un bâton, puis avec une matraque en caoutchouc. Supplice difficilement supportable. Szasz a résisté de son mieux : comment aurait-il avoué ce qui ne contenait pas le moindre fondement de vérité ? Chaque jour, on a continué à lui « travailler » les pieds. Parfois la douleur était si intense qu’il s’évanouissait. Chaque soir, reconduit dans sa cellule, on le jetait grelottant de fièvre, sur une planche. Il niait toujours.
On l’a changé de prison, enfermé dans une cellule souterraine du quartier général de l’AVH, avenue Andrassy. Inlassablement, on lui demandait :
— Quel était le message ?
— Il n’y a pas eu de message.
Et puis :
— Quand êtes-vous entré dans le service d’espionnage anglais ? Qui vous a embauché ?
Szasz niait, niait encore. Les « ressemelages » avaient redoublé de violence. Quand on le relevait, on le forçait à courir, autour de la pièce, sur ses pieds tuméfiés, éclatés. On lui écartait les dents avec un canif, on lui versait de force dans la bouche une cuillerée de sel. On recommençait à lui matraquer les pieds. Cela a duré des jours et des jours (66) .
Un jour, l’interrogateur, un certain Matyas Karolyi, lui a lancé tout à trac :
— Quand avez-vous rencontré pour la première fois Laszlo Rajk ?
Szasz a flairé l’une de ces habiletés auxquelles il était désormais accoutumé. Avec une indifférence non feinte, il répond :
— À l’université. Nous étions de la même promotion. Je crois que c’est vers 1930 que nous nous sommes connus.
— Saviez-vous que Rajk était un indicateur de la police ?
Bouché bée, Szasz a regardé le policier. Sûrement, on lui tendait un piège. Immense était le prestige de Rajk. Dans toutes les sphères politiques hongroises, sa nomination comme ministre des Affaires étrangères avait été interprétée comme la preuve de l’importance renforcée que l’on voulait donner à ce poste. Une scène, récente de moins de deux mois, restait gravée dans la mémoire de Szasz. Il revoyait Rajk, lors du défilé traditionnel du 1 er mai, debout sur la tribune d’honneur, à côté de Matyas Rakosi, secrétaire général du Parti. Le contraste était frappant : Rakosi, plutôt grotesque, « courtaud et le cou dans les épaules, le chapeau enfoncé sur les oreilles, rouge et suant sous le soleil » et, à côté de lui, Rajk, « grand, svelte et séduisant ». Pour les dizaines de milliers de Hongrois présents, le message était clair : Rajk appartenait désormais à cette étroite élite qui dirigeait le Parti et l’État.
À
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