Christophe Colomb : le voyageur de l'infini
vous mais des habitants de cette cité,
je veux bien me montrer compatissant. Juan Nino et Cristobal Quintero sont
prêts à vous louer la Niña et la Pinta à certaines conditions
qu’ils vous préciseront. Je me fais fort de trouver le troisième navire.
*
Les clients de la taverne s’étaient tus quand Pedro Vasques
de la Frontera avait fait son entrée. Les cheveux blancs, le visage barré de
multiples balafres, l’ancien pilote était l’une des personnalités les plus
respectées du comté de la Niebla. C’est à lui que les alcades de Palos, Moguer
et Huelva avaient délégué leurs pouvoirs de justice pour tout ce qui avait
trait aux litiges entre marins. Son autorité était acceptée de tous car il
savait graduer les peines à sa manière. Il refusait d’infliger des amendes trop
lourdes, qui contraignent les matelots à s’endetter ou à laisser sans argent
leurs familles. Il préférait obliger les coupables à se racheter en travaillant
pour ceux qu’ils avaient lésés ou offensés. En fait, il s’efforçait de toujours
distinguer entre ce qu’il fallait attribuer à la méchanceté et ce qui était la
conséquence de l’ivrognerie et de la fatigue.
Cette fois-ci, les alcades de Palos lui avaient demandé de
juger Rodrigo de Triana, coupable d’avoir poignardé Juan Arias, un marin
portugais, lequel n’avait été fort heureusement que très légèrement blessé.
Pedro Vasques de la Frontera avait interrogé séparément les deux hommes et
s’était aperçu que l’affaire n’était pas une simple rixe entre soiffards de la
pire espèce. Certes, les deux hommes avaient bu plus que de raison. Ils étaient
amis de longue date et avaient navigué à plusieurs reprises de concert, mangé à
la même écuelle et partagé la couche des mêmes ribaudes. Ils avaient été comme
deux frères jumeaux. Pourtant, il y avait de cela quelques jours, ils s’étaient
battus comme de beaux diables à la taverne du Chien roux où Juan Arias fêtait
son engagement à bord de la Niña.
Selon les témoins, il avait sorti de sa bourse cent
maravédis, voulant rembourser à Rodrigo de Triana la somme qu’il avait perdue
en jouant aux dés contre lui. L’autre, au lieu de le remercier, lui avait jeté
au visage cet argent en hurlant qu’il ne voulait pas de l’« argent du
diable » et des « pièces de la mort ». À l’en croire, tous ceux
qui acceptaient de partir avec la flotte commandée par ce Cristobal de malheur
avaient été ensorcelés et avaient passé un pacte avec le diable. Car nul bon
Chrétien ne pouvait être assez sot pour accepter de partir volontairement vers
la mort en s’embarquant à bord de ces navires qui jamais ne pourraient revenir
à Palos. Juan Arias s’était alors moqué de son ami, lui rappelant que l’amiral
avait bonne réputation et que le roi Dom Joao lui avait confié le soin
d’accompagner des savants à La Mine, preuve s’il en était de son sérieux. Rien
n’y avait fait. Rodrigo de Triana s’était emporté, qualifiant Juan Arias de
« vilain Maure » avant de se jeter sur lui et de tenter de le
poignarder. Fort heureusement, il était si saoul que la lame avait à peine
déchiré la chemise de sa victime.
Les deux hommes étaient là devant leur juge. Juan Arias ne
voulait pas en démordre. S’être fait traiter de « vilain Maure » lui
restait en travers de la gorge. Il n’était pas Maure mais bon Chrétien. Certes,
avait-il protesté, il connaissait des Maures et s’était rendu à plusieurs
reprises dans la mouraria de Tavira, sa ville natale. Il n’était pas le seul
dans ce cas et il se faisait fort, si on le cherchait un peu trop, de révéler
ceux qui, ici, à Palos, entretenaient d’étranges rapports avec les hérétiques
et les Infidèles. C’était simple. Rodrigo de Triana devait être puni de la
manière la plus exemplaire qui soit. Ses amis venus le soutenir l’avaient
approuvé bruyamment. Ce coquin de Rodrigo de Triana ne s’en sortirait pas comme
à son habitude.
Pour Pedro Vasques de la Frontera, l’affaire était délicate.
Juan Arias avait mille fois raison. Traiter quelqu’un de « vilain
Maure » n’était pas innocent. Dans certains villages reculés, il n’en
fallait pas plus pour que le suspect soit tué par ses voisins. Restait que
Rodrigo de Triana était son lointain parent – il avait épousé sa
petite-nièce – et que celle-ci était venue le supplier d’épargner à son
mari la
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