Christophe Colomb : le voyageur de l'infini
fois de plus cette suggestion
était un ordre ne souffrant aucune contradiction. Quand il avait annoncé à Ali
son départ, le potier lui avait donné une amicale bourrade dans les
côtes :
— Voilà des mois que j’attendais cet instant. Notre Mouraria
a bien des charmes mais un défaut essentiel pour un jeune homme comme
toi : aucune femme chrétienne n’a le droit d’y pénétrer. Or tu es en âge
de te marier et tu agis sagement en te rapprochant de vos beautés.
Les fenêtres de sa nouvelle demeure donnaient sur le Tage.
Dès le matin, il entendait les bruits du port, les cris joyeux des marins, le
choc des planches qu’on déposait à même le sol, l’assourdissant vacarme des
mouettes tournant autour des mâts, les jurons des portefaix…
Le soir, quand il désirait trouver un peu de calme,
Cristovao avait pris l’habitude de se rendre dans le jardin jouxtant le cloître
du monastère de Tous les Saints. C’était un véritable havre de paix même s’il
était la propriété d’un ordre militaire, l’ordre de Saint-Jacques, l’apôtre qui
avait jadis donné la victoire aux Chrétiens contre les Maures. Là, il pouvait
méditer sans crainte d’être dérangé, repensant sans cesse aux questions qu’il
se posait à propos de Cypango et de Marco Polo. Des questions encore trop
confuses pour être formulées intelligemment mais qui le taraudaient, lui
laissant une amère impression d’insatisfaction et d’inquiétude. Les objections
de mestre Estevao avaient accru son trouble. Pour une bonne part, elles étaient
dues à l’ignorance ou à la paresse, mais le vieil homme l’avait impitoyablement
percé. Il avait deviné son principal défaut, cette propension à s’enflammer
subitement pour une idée, ce maladif enthousiasme dont il ne pourrait sans
doute jamais se corriger. Il avait besoin de se sentir porté par une idée, et
celle de devenir un jour le seigneur de Cypango l’obsédait d’autant plus qu’il
était contraint de la dissimuler.
Il s’était lié d’amitié avec l’un des moines, frère Juliao,
cadet d’une famille noble tombée en disgrâce pour d’obscures raisons. Grand et
bien charpenté, il émanait de son visage une douceur extraordinaire. Les dames
de la noblesse qui venaient faire leurs dévotions au monastère appréciaient
qu’il soit là pour les accueillir et, le cas échéant, leur donner quelques
conseils. Cristovao eut toutefois l’impression qu’il s’acquittait presque à
contrecœur de cette fonction, comme si elle eût été une pénitence que lui
auraient valu ses péchés. Il préférait indéniablement rester seul, à lire des
romans de chevalerie qu’il prisait fort et dont il lui arrivait de réciter de
longs passages. Cristovao avait gagné son estime en lui parlant de L’ Amadis
des Gaules, prétendant l’avoir lu lors de son séjour à Pavie.
Depuis, chaque fois qu’il venait au couvent, le moine
veillait à ce que nul ne pénètre dans le jardin. Il disposait pour le visiteur
un broc d’eau et un quignon de pain, sachant qu’il aurait besoin de se
rafraîchir et de se restaurer à la tombée de la nuit. Et c’est avec d’infinies
précautions qu’il s’approchait alors de lui pour l’avertir que, sous peu, les
portes seraient fermées et qu’il fallait donc songer au départ.
Un soir, frère Juliao s’était enhardi :
— On vous dit Génois de nation. J’ai une grâce à vous
demander. Une jeune fille d’excellente famille, qui fait ici ses dévotions,
souhaite en savoir plus sur l’Italie dont son père était originaire. À ce que
je sais, il aurait été natif de Plaisance. Je lui ai promis de lui trouver un
homme de qualité capable de répondre à ses questions. J’ose espérer que vous ne
me refuserez pas ce service.
— Je crains de ne pas vous être d’une grande utilité.
Je connais à peine Plaisance, pour y être passé trois ou quatre fois, et
j’ignore tout des grandes familles de cette ville.
— Vous m’obligeriez toutefois en lui confiant vos
quelques souvenirs. Elle saura s’en satisfaire. Pour tout vous dire, elle est
fort capricieuse et cette volonté de tout savoir sur Plaisance est une lubie
passagère. Sa mère appartient à une famille qui a donné plusieurs prieurs à
notre ordre, ce qui justifie que nous soyons attentifs à ses demandes.
*
Dona Felippa Perestrello y Moniz, ainsi qu’elle se présenta,
était une étrange personne. Ni belle, ni laide, elle
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