Christophe Colomb : le voyageur de l'infini
leur sœur, occupés qu’ils étaient à jouer aux
osselets. Peut-être l’avaient-ils jetée dans l’enclos pour s’amuser de sa
frayeur, sans réaliser le danger qu’ils lui faisaient courir. Il aurait suffi
de quelques gifles pour que leurs langues se délient et qu’ils se rejettent
l’un l’autre la responsabilité du drame.
Cette mort n’avait rien de très extraordinaire. Elle avait
évité au bébé une vie de misère et de privations. Ses parents étaient des
malheureux que Cristovao connaissait bien. Le père, Diogo, un ancien matelot,
ivre du matin au soir, gagnait quelques pièces en réparant les barques des
pêcheurs. Ceux-ci prétendaient qu’il avait des mains en or et qu’il devinait au
toucher le moindre fendillement d’une coque. Maria, la mère, à demi idiote,
passait ses journées à parcourir l’île de long en large, cueillant des plantes.
On la disait un peu sorcière mais on lui faisait confiance. Elle soulageait les
maux de ses voisins avec ses potions et en savait long sur eux. Ces deux êtres
avaient uni leur misère et leur infortune, pensant qu’elles s’annuleraient. Ils
avaient eu une ribambelle d’enfants dont seuls trois avaient survécu, du moins
jusqu’à cette triste journée.
La mort de la fillette avait eu raison de leur résignation.
C’était plus qu’ils n’en pouvaient supporter. La misère, la faim, tout cela ils
l’avaient enduré, croyant que Dieu n’était pas avare de ce type de récompense.
Là, c’était différent. Leur douleur s’était propagée à leur voisinage et une
véritable folie s’était emparée de Porto Santo. Cristovao savait que la faute
lui en incombait partiellement. Depuis l’ouverture du comptoir d’Eleazar Latam,
les habitants trimaient du matin au soir, pour des gages misérables, constamment
houspillés par Miguel Molyarte. Celui-ci les harcelait car il lui fallait
veiller au ravitaillement des navires de plus en plus nombreux à faire escale
dans l’île. Jadis, ils crevaient de faim, aujourd’hui, ils avaient à peine le
temps de manger tant il y avait à faire. La fatigue accumulée avait donc
produit son effet. Cette histoire de truie leur était montée à la tête. Ces
cochons, qu’il fallait nourrir et engraisser pour les transformer en salaisons,
étaient leurs vrais maîtres, cent fois plus heureux que les humains. D’où
l’éclosion de cette rage à l’état brut.
Cristovao avait compris que rien n’arrêterait la colère de
la foule. Peu importait que la demande fût insensée, ces pauvres hères avaient
juste besoin qu’on leur manifeste un peu de compassion. Ils voulaient être pris
en considération et se voir accorder réparation. Le Génois fit appeler auprès
de lui Antonio Pereira qu’il avait aperçu au milieu de la foule. Il savait que
le prêtre inspirait une sainte terreur à ses paroissiens. Il leur reprochait de
négliger la fréquentation de sa modeste chapelle mais faisait preuve d’une
grande générosité, puisant dans l’argent que lui envoyait sa mère pour soulager
les souffrances les plus criantes.
Les yeux brillant d’une étrange flamme, le curé imposa le
silence à la foule des braillards. D’une voix ferme, il expliqua que rien
n’interdisait de juger la truie. Alors qu’il était étudiant à l’université de
Coïmbra, l’un de ses maîtres lui avait raconté qu’il avait participé à un
procès de ce genre à Meulan, près de Paris. Il avait expliqué la manière dont
s’était déroulée l’audience, en présence de l’évêque et des officiers de la
Couronne. Et, avait-il ajouté, saint Éloi lui-même ne s’était-il pas imposé
juge dans de telles affaires ? Il avait ordonné à un ours, qui avait
dévoré le bœuf d’un paysan, de prendre sa place dans l’attelage et de tirer la
charrue.
Un murmure d’approbation parcourut la foule. Ce moinillon
avait beau être un freluquet, il savait beaucoup de choses et il aurait fallu
être Maure ou mauvais Chrétien pour mettre sa parole en doute. Sous l’œil amusé
de Miguel Molyarte, Antonio Pereira improvisa en quelques minutes une audience.
En tant que capitaine-donataire, Bartolomeo Perestrello y Moniz présiderait le
tribunal, Cristovao ferait office d’accusateur et, lui, de défenseur de
l’accusé.
Traînée devant ses juges, la truie couinait désespérément
comme si elle pressentait l’issue de cette farce. De fait, reconnue coupable
d’avoir ôté la vie à un enfant de Dieu, elle
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