Christophe Colomb : le voyageur de l'infini
je vois à votre
visage que vous attendez ma réponse. C’est oui. J’ai pris sur vous des
renseignements à Plaisance, mentit-il effrontément, et mes correspondants m’ont
confirmé que votre famille est d’aussi illustre lignage que la mienne. J’ai
aussi interrogé ma sœur et ses dires me délivrent du souci d’avoir à lui
imposer un parti qu’elle n’aurait pas souhaité. Nous célébrerons vos noces en
même temps que celles de Miguel. Inutile de tarder davantage. Écrire à vos
parents et leur demander de faire un très long voyage pour y assister les
retarderait de plusieurs mois. Autant ne pas y songer. Considérons donc que
l’affaire est entendue.
Le double mariage avait été célébré par le nouveau curé de
Porto Santo, Antonio Ribeira, qui n’avait pu s’empêcher d’infliger aux époux un
long sermon sur les vertus de la fidélité conjugale. Plusieurs, dans
l’assistance, avaient réprimé un sourire en écoutant ce bâtard, fils de prêtre,
leur assener une telle leçon de morale. Miguel et Cristovao avaient été
chaleureusement félicités par les invités même s’ils n’étaient pas les
véritables héros de la fête. Car les yeux des assistants étaient tous tournés
vers Bartolomeo Perestrello y Moniz. Ayant casé ses sœurs, il était désormais
l’objet de multiples sollicitations. Celle qui l’épouserait et lui donnerait un
fils serait assurée de transmettre à celui-ci la charge de capitaine-donataire
à la mort du futur époux qu’on savait rongé par la maladie. Il y a quelques
mois encore, nul n’aurait voulu d’un tel héritage. La nouvelle prospérité de
Porto Santo en faisait désormais un bien très convoité.
*
La foule, grondante, assiégeait depuis les premières heures
de l’après-midi la demeure de Bartolomeo Perestrello y Moniz. Des femmes, à la
chevelure en désordre, réclamaient qu’on fasse justice et qu’on punisse la
coupable. Soutenue par deux commères, l’une de ces furies marmonnait des mots
incompréhensibles entre deux crises de sanglots. Elle tenait dans son poing un
morceau de tissu ensanglanté. C’était tout ce qui restait de la robe de son
nourrisson, un bébé d’un an et demi. Nul ne savait comment il avait échappé à
la surveillance de ses frères et s’était glissé jusqu’à l’enclos aux cochons.
Là, une truie, sur le point de mettre bas, l’avait dévoré. On l’avait retrouvée
le groin encore dégoulinant de lambeaux de chair.
Quatre robustes gaillards s’étaient emparés de l’animal et
l’avaient traîné jusque sur la grand-place, ameutant les villageois de retour
des champs ou du port. Arraché à son sommeil, le capitaine-donataire essayait
tant bien que mal de faire face à la foule hurlante. Il avait eu la prudence de
dissimuler un sourire quand il avait compris ce que ces imbéciles exigeaient de
lui, le descendant de l’illustre Martim Moniz. Ces rustauds voulaient que,
toutes affaires cessantes, il instruise le procès de la truie. Décidément, ces
idiots avaient perdu le sens commun, pour autant qu’ils l’aient jamais eu !
Pour Bartolomeo Perestrello y Moniz, l’affaire était
entendue. Il lui fallait gagner du temps avec ces brutes épaisses et stupides
dont la seule vue lui soulevait le cœur. S’il l’avait pu, il n’aurait pas été
mécontent d’en faire pendre un ou deux. En les voyant se balancer au bout d’une
corde, les autres comprendraient qu’ils avaient tout intérêt à filer doux et
ils imploreraient son pardon. Hélas, il n’avait aucun homme d’armes à sa
disposition.
Accourus sur les lieux, Cristovao et Miguel Molyarte avaient
joué des coudes pour rejoindre leur beau-frère. Ils avaient compris que sa
morgue et son indolence habituelles risquaient fort de lui jouer un mauvais
tour. Son cœur était-il à ce point desséché qu’il ne pouvait comprendre la
colère de ces pauvres hères, notamment des parents de la petite victime ?
L’enfant, ils l’avaient déjà oublié. S’en étaient-ils jamais souciés ? Ce
n’avait été qu’une masse informe de chairs que sa mère torchait et lavait à la
va-vite avant de la confier à ses frères. Cristovao les avait observés. Ils se
tenaient à l’écart de la foule vociférante, les yeux chassieux, le nez
dégoulinant de morve, le regard baissé vers le sol, les mains ballantes le long
du corps. C’étaient peut-être eux les véritables coupables. Ils avaient dû
laisser sans surveillance
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