Claude, empereur malgré lui
vérité, l’argument majeur par lequel je me justifiais à mes propres yeux d’avoir renoncé, contre mes vœux, à abolir la monarchie dès que le tumulte provoqué par l’assassinat de Caligula se serait apaisé, c’était précisément l’excès même du désordre. Je ne connaissais personne à Rome, hormis moi - même, doué de la patience nécessaire, même s’il en avait l’autorité, pour entreprendre la tâche aussi rude qu’ingrate qu’exigeait le redressement de la situation. Je ne pouvais pas, en toute conscience, confier cette responsabilité aux consuls. Les consuls, même les meilleurs d’entre eux, sont incapables d’élaborer un plan de réaménagement progressif étalé sur une période de cinq ou dix ans. Ils ne voient pas plus loin que leurs douze mois de fonction. Ou ils visent d’admirables résultats immédiats, forçant les événements trop rapidement, ou ils ne font rien du tout. La tâche incombait à un dictateur nommé pour un certain nombre d’années. Mais même s’il se trouvait un homme doué des qualités nécessaires, ne risquait-il pas de consolider sa position en adoptant le nom de César et en se muant en despote ?
Je me rappelais avec une morne rancœur sous quels admirables auspices Caligula avait commencé son règne ; un Trésor et une Cassette privée bien remplis, des conseillers habiles et dignes de confiance, la bonne volonté de la nation tout entière. Enfin, de tous les maux, il me fallait choisir le moindre et mieux valait rester au pouvoir, pour un certain temps du moins, espérant en être déchargé le plus rapidement possible. Je pouvais avoir davantage confiance en moi que dans les autres. Je me concentrerais sur le travail qui m’attendait et remettrais un semblant d’ordre dans l’état avant de prouver que mes principes républicains étaient de véritables principes et non de simples formules comme c’était le cas pour Sentius et les hommes de son espèce. Entre-temps, je me comporterais aussi peu que possible comme un empereur. Mais le problème des titres que je pouvais ou non me laisser décerner provisoirement se posa aussitôt. Sans titres conférant l’autorité nécessaire pour agir, personne ne peut aller bien loin. J’accepterais l’indispensable. Et je trouverais des assistants quelque part, davantage probablement parmi les employés grecs ou les hommes d’affaires entreprenants de la cité plutôt que parmi les membres du Sénat. Il existe un excellent proverbe latin, Olera olla legit, qui signifie : « La marmite choisit ses herbes ». Je me débrouillerais d’une façon ou d’une autre.
Le Sénat voulut me voter quantité de titres honorifiques que n’avaient jamais détenus mes prédécesseurs, simplement pour me montrer à quel point ils regrettaient leur ferveur républicaine. J’en refusai le plus possible. J’acceptai néanmoins le nom de César, auquel j’avais droit en un sens, puisque j’étais du sang des Césars par ma grand-mère Octavie, la sœur d’Auguste, et qu’il ne restait aucun véritable César. Je l’acceptai à cause du prestige dont le nom jouissait auprès des peuples étrangers comme les Arméniens, les Parthes, les Germains et les Marocains. S’ils m’avaient considéré comme un usurpateur méditant de fonder une nouvelle dynastie, ils auraient été encouragés à fomenter des troubles sur les frontières. J’acceptai également le titre de protecteur du peuple, qui me rendait inviolable et me donnait le droit d’opposer mon veto aux décrets du Sénat. Cette inviolabilité de ma personne était importante pour moi, car je me proposais d’annuler toutes les lois et tous les édits instituant des sanctions pour trahison envers l’empereur, et sans eux, je ne pouvais pas être raisonnablement à l’abri d’un assassinat. Je refusai néanmoins le titre de père du pays, ainsi que le titre d’Auguste, je tournai en dérision les démarches tentées pour me voter les honneurs divins et déclarai même au Sénat que je ne désirais pas être appelé « empereur ». Ce titre, soulignai-je, depuis les temps les plus anciens, était destiné à récompenser les succès remportés sur les champs de bataille ; il ne correspondait pas simplement au commandement suprême des armées. Auguste avait été acclamé empereur pour ses victoires à Actium et ailleurs. Mon oncle Tibère avait été l’un des généraux romains les plus glorieux de notre histoire. Mon
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