Claude, empereur malgré lui
voir ainsi représenté, tel que vous considèrent les autres de côté, l’on éprouve un choc déplaisant. De face, en raison de l’habitude du miroir qui vous le rend familier, on peut tolérer son visage et même en apprécier les traits ; mais je dois dire qu’à la vue de la première pièce d’or sortie des ateliers de la Monnaie, la colère me prit et je demandai s’il s’agissait d’une caricature. Ma petite tête avec son visage inquiet perché sur un long cou, et la pomme d’Adam faisant presque l’effet d’un double menton, me rebutèrent. Mais Messaline déclara :
— Non, mon cher Claude, ce profil est très ressemblant. Je dirais même qu’il est plutôt flatteur.
— Peux-tu vraiment aimer un pareil homme ? lui demandai-je.
Elle jura qu’aucun autre visage au monde ne lui était aussi cher. Je m’efforçai donc de m’habituer à cette pièce.
Outre ses statues, Caligula avait gaspillé des sommes fantastiques en objets d’or et d’argent disséminés dans le palais ou ailleurs qui pouvaient également être récupérés et convertis en lingots. Par exemple, les boutons de portes et les châssis des fenêtres en or ainsi que le mobilier d’or et d’argent de son temple. J’enlevai le tout. Je fis dans le palais un grand nettoyage par le vide. Dans la chambre à coucher de Caligula, je trouvai le coffret aux poisons qui avait appartenu à Livie et dont Caligula avait fait grand usage, envoyant des sucreries empoisonnées aux hommes qui avaient testé en sa faveur et versant parfois du poison dans les assiettes de ses convives, après avoir au préalable détourné leur attention. (Il éprouvait le plus vif plaisir, avouait-il, à les regarder mourir, empoisonnés à l’arsenic.) J’emportai le coffre à Ostie par la première journée calme de printemps et, descendant l’estuaire dans un des bateaux de plaisance de Caligula, je le jetai par-dessus bord à un mille environ de la côte. Une minute ou deux plus tard, des milliers de poissons morts remontèrent à la surface. Je n’avais pas parlé aux marins du contenu du coffre et certains repêchèrent les poissons flottant à proximité, avec l’intention de les ramener chez eux pour les manger ; mais j’y mis le holà et leur interdit d’y toucher sous peine de mort.
Sous l’oreiller de Caligula, je trouvai ses deux livres célèbres ; sur l’un d’eux était peinte une épée sanglante et sur l’autre une dague de même. Caligula était toujours suivi par un affranchi qui portait ces deux livres, et s’il apprenait sur tel ou tel quelque chose qui lui déplaisait, il disait à l’affranchi : « Protogène, note le nom de cet homme sous la dague », ou bien : « Note son nom sous l’épée ». L’épée désignait les condamnés à l’exécution capitale, la dague les condamnés au suicide forcé. Les derniers noms inscrits dans le livre de la dague étaient les suivants : Vinicius, Asiaticus, Cassius Chéréas et Tibère Claude, moi-même. Je brûlai ces livres dans un brasier de mes propres mains. Quant à Protogène, je le fis mettre à mort. Non seulement je haïssais cet être sanguinaire au visage sinistre qui m’avait toujours traité avec une insupportable impudence, mais la preuve venait de m’être fournie qu’il avait menacé plusieurs sénateurs et chevaliers d’inscrire leurs noms dans le livre s’ils ne lui versaient pas une forte somme. La mémoire de Caligula était si vacillante à cette époque que Protogène aurait aisément pu le persuader qu’il avait fait inscrire ces noms lui-même.
Lorsque Protogène passa en jugement, il soutint avec insistance qu’il n’avait jamais proféré de telles menaces et jamais écrit le moindre nom dans le livre sauf sur ordre de Caligula. Ainsi se posait la question de l’autorité suffisante pour l’exécution d’un homme. Il aurait été facile à l’un de mes colonels de tricher sur son rapport un matin : « Un tel a été exécuté à l’aube selon les instructions que tu as données hier. » Si j’ignorais tout de la question, ce serait simplement sa parole contre la mienne, quand il se fondait sur les instructions données ; et, je le reconnais toujours volontiers, ma mémoire n’est pas infaillible. Je remis donc en vigueur la pratique, instaurée par Auguste et Livie, de la consignation immédiate par écrit de toutes les décisions prises et de toutes les directives données. À moins
Weitere Kostenlose Bücher