Clopin-clopant
haleine. Ça dépend des
goûts. Il y a un tas d’amoureux qui potentiellement pourraient adorer embrasser
un vieux soudard. Il convient de privilégier ceux-là. Et sinon, de se brosser
les dents après chaque cigarette.
Le tabac jaunirait les dents. Encore une approximation
malintentionnée. Il ne jaunit pas les dents, il les noircit. Un détartrage tous
les trois mois s’impose. Idem pour les doigts jaunâtres. Un rien d’eau
de Javel ou d’eau oxygénée suffit à les rendre impeccables. Un peu d’hygiène, que
diable ! Si les non-fumeurs avaient la même discipline, on verrait moins
de vieux dégueulasses.
On prétend que le fumeur n’a pas de nez. Calomnie. Simplement,
pas plus qu’il ne sent sa propre eau de toilette, il ne sent son tabac. Par
précaution, il fait la fortune des teinturiers, range ses habits dans des
malles de camphre fourrées de bouquet de lavande pour neutraliser ce qu’il ne
sent plus.
On dit qu’il a les bronches fragiles. Évidemment : il
dort et travaille toutes fenêtres ouvertes ; il se caille, vit dans les
courants d’air pernicieux pour évacuer la fumée. Parfois, chassé de son bureau,
il doit descendre cloper sur le seuil de son entreprise, par tout temps, froidure
ou canicule, subissant de surcroît les chocs thermiques dus à la climatisation.
Finalement, je trouve que le fumeur, loin d’être vulnérable, a la peau dure.
Sur le plan esthétique, le fumeur ne tire qu’un avantage de
son vice : sa voix. Assourdie, réputée sensuelle, elle évoque moins l’abus
de tabac que de sexe. Cette voix équivoque de viveur ou de radeuse ne manque
pas d’émouvoir. Un ami japonais me demanda un jour d’enregistrer le message de
son répondeur téléphonique. Je refusai, moins à cause de sa femme mendoise – au
demeurant d’accord – que du fait de mon exécrable accent japonais.
À la verticale
À force de soins, le tabagique peut tromper son monde avec
des doigts de rose, un teint de porcelaine, des dents de nacre, une haleine de
rose-tango. Mais il ne pourra rien contre la disgrâce de sa posture. Ses poches
gonflées d’articles pour fumeur épaississant sa silhouette, sa besace lestée d’assez
de paquets pour soutenir un siège alourdissant sa démarche, il avance un coude
au corps, les doigts crispés sur sa cigarette comme un cow-boy qui vient de défourailler.
Quand il tire sur sa clope, c’est pire : son cou se ploie, ses épaules s’affaissent,
son dos s’arrondit, sa silhouette s’étrique. Certes, ni plus ni moins qu’un
mangeur de glace ou de panini, bref que toute personne portant quelque chose à
sa bouche car, pour tous, le principe est le même : c’est la bouche qui va
à la rencontre de la cigarette, du panini ou de la glace, et non l’inverse.
Assis, le fumeur n’est guère plus à son avantage, surtout
quand sa paume gauche soutient son coude droit, la main dopante bâillonnant son
visage. Cette statue du fumeur façon Rodin ne serait pas sans noblesse si elle
ne s’animait, soudain, pour disperser à grands moulinets de bras la fumée qui
stagne entre lui et son vis-à-vis, lequel, stupéfait, cherche une possible
escadrille de mouches. Seuls les fumeurs occasionnels qui ne sont pas gauchis
par ces facilités gardent quelque maintien et dignité.
Le pire, c’est que pour palier ces infortunes du port, il
faudrait passer à la Nicorette, ruminer son chewing-gum d’un air morne, l’œil
bovin, les maxillaires et badigoinces manœuvrant comme pour replacer un dentier,
mâchant sans répit, sauf quand la chose (dont on n’ose imaginer ni le goût, ni
la forme, ni la couleur, mais dont on connaît bien l’adhérence au revers des
tables et des chaises), quand la chose passe d’une joue à l’autre, ce qui a
pour vertu de stimuler un instant la mastication, de permettre parfois aux
voisins d’identifier une vague odeur de fraise. Puis tout rentre dans le rythme
immuable, désespérant. Je hais les chewing-gums qui enlaidissent mes amies (et
les ridiculisent passé trente ans), ternissent leur regard, les transforment en
mécaniques pétrisseuses, assoupissent leurs méninges au point qu’elles s’arrêtent
spontanément de mâcher quand elles perçoivent quelque chose d’intéressant.
Le fumeur le plus grotesque, le plus maladroit, n’aura
jamais cette désolante attitude de bête en stabulation libre ou, pour reprendre
l’expression de Lobo Antunes, cette « placidité de vache de Walt Disney ».
N’empêche,
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