Confessions d'un enfant de La Chapelle
dîner froid, et quelques litrons. Les locataires plus âgés et moins ingambes se contentaient de descendre leur chaise et de se poser sur le trottoir, où, au gré des affinités, des petits cercles se formaient pour échanger des banalités, parfois aussi, avouons-le, colporter d’assez peu charitables ragots.
Nous, les mômes, foncions au rendez-vous des galopins ; un vaste terrain vague, derrière l’église Saint-Denis-de-la-Chapelle, propice par sa superficie à des jeux, qui variaient selon les saisons, sans que j’aie jamais pu démêler ce qui commandait leur soudaine faveur, ou leur brusque abandon. À la balle au chasseur, succédaient les billes au pot et les calots à la bloque, ou à la tire ; puis venait la période du saute-mouton dans ses variantes les plus complexes : volante, et volante-éperon-claque. On pouvait aussi, sans le risque de briser les vitres, y faire ronfler les toupies et voltiger haut les rabots à capsule, y tirer les boîtes de conserve au lance-pierres, faire exploser le chlorate de potasse entre deux pavés, sans oublier, dès le 1 er juillet, date où les droguistes consentaient à les vendre aux mouflets, les pétards de toute dimension, réservés, vu leur coût, aux plus fortunés des galopins. Parfois, rompus de cavalcades, ou rendus circonspects par l’apparition de deux flics cyclistes, les « hirondelles », alertés par une débauche de pyrotechnie, le terrain devenait pour nous, par petits groupes, une académie de goualantes, les plus grands, déjà en possession d’un gentil répertoire de gaudrioles, les enseignant à leurs benjamins. Ainsi se transmettaient les traditionnelles salacités populaires.
Mon petit pote, Joseph Largouillat, sur le point, à treize ans, d’entrer en apprentissage, battait sur ce terrain tous les records de mémoire. Lui qui n’avait jamais pu se souvenir d’aucune règle de grammaire retenait à merveille les refrains, pourvu qu’ils fussent semés de grossièretés qu’il restituait, j’en suis convaincu, en toute innocence, simplement par goût pour les mots colorés. Le refrain d’une de ses rengaines favorites – je le revois battant la mesure pour nous diriger – avait des résonances surréalistes, bien avant que ce mouvement fût en germe :
Oye ! oye ! j’avais la pécole…
la gigite et le vezou !…
avoir la peau du ventre qui se décolle…
c’est un plaisir très doux…
Personne, parmi les anciens du quartier, ne pouvait dire quel genre de bâtisses s’étaient élevées sur l’emplacement de notre « terrain ». Des bicoques, selon toute vraisemblance, bâties sur terre battue, sans fondations, l’absence de caves le suggérait.
Vestige du village d’avant son rattachement à Paris, une borne fantôme, plantée solitaire sur le trottoir, avait dû dispenser l’eau potable aux habitants des masures dont nul n’avait gardé le souvenir. Hormis quelques charretiers attardés, s’y arrêtant pour faire boire leurs chevaux, nous devions, nous les mouflets, être les seuls à consommer cette flotte, précieuse pour calmer la pépie, réhydrater les corps après les courses des jeux animés, rafraîchir les bosses lorsque ces jeux violents dégénéraient en bagarres.
Lors des affrontements de rue à rue que, dans notre ignorance, nous appelions innocemment la « guerre », le terrain devenait, en dépit de son absence de clôtures, le champ clos idéal pour vider d’imbéciles querelles, nées, le plus fréquemment, de l’injuste partage d’un butin piraté en commun, ou d’une tentative d’occupation de ce terrain par des gniards d’une rue trop éloignée, selon notre optique, pour en avoir la jouissance.
Tout était bon pour repousser les intrus. Le combat à distance s’amorçait au lance-pierres, la caillasse abondante sur le sol tenant lieu de munitions, puis venait le corps à corps, les trognons de choux-fleurs recueillis dans les poubelles du marché couvert de la rue L’Olive faisant office de matraques.
Au cours d’un de ces règlements de comptes, je devais être bêtement amoché. Un panier de mirabelles, habilement chouravé par l’équipe de la rue Riquet associée à celle de la rue Buzelin pour la rapine, faisait l’objet du différend. Leteutour, le chef des « Buzelins », s’étant octroyé un plein tablier de fruits, prétendait limiter la part de chaque « Riquet » au contenu d’une casquette. D’où injures, défets et châtaignes. Hélas,
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