Confessions d'un enfant de La Chapelle
Les moins bien achalandées débitaient la part de tarte aux fruits, de pudding glaireux, le compact pain au chocolat et la brioche. J’avais, sur mon argent de poche, souvent cédé aux tentations des vitrines des boutiques de mon quartier, et tâté, au gré de mes convoitises, d’à peu près tout ce qu’elles proposaient aux gourmandises. Et soudain, tout ce que je venais de déguster me semblait différent, l’impression me venait de n’avoir jamais goûté à de vrais gâteaux. Cela me fit sur l’instant l’effet d’être une infirmité. Combien de sensations aussi surprenantes me reste-t-il à découvrir ? En ce qui concerne la pâtisserie, je décide d’en avoir le cœur net. Une longue prospection m’attend. Toutes les gammes de pâtes, de celle à chou à celle du cake, avec un détour par la brioche mousseline et le feuilleté !… Toutes les crèmes : anglaise, au rhum, Chantilly, au moka !… les gelées !… pleines babines !…
*
Il n’est de joie complète que partagée, et j’aimerais associer celle de ma famille aux miennes, faire accéder mes père et mère, frères et sœurs aux délices de la dégustation des chefs-d’œuvre pâtissiers de Rumpelmayer. « Interdiction d’emporter quoi que ce soit ! », l’impérative consigne du chef pâtissier m’est gravée dans l’esprit et réprime toute velléité de me garnir une poche de bourgeron de délectables fours frais aux amandes à l’intention de ma famille. Je dois me borner rue Riquet à évoquer la succulence de ce qui est devenu ma nourriture de base. Maladroitement sans doute, le vocabulaire trahissant toujours, alors qu’on tente de l’appliquer au domaine de la sensation. Ma mère, sagement, ne demandait pas davantage que de me savoir nourri sur le tas au déjeuner ; petit profit qui la délivrait de l’obsédante corvée quotidienne de la confection d’un casse-croûte dès les aurores. L’économie non plus ne devait pas lui sembler négligeable, les finances s’inscrivant chez nous au plus bas étiage. La fleur artificielle résolument passée de mode, mon père ne trouve plus à s’employer que très épisodiquement et ses loisirs forcés l’aiguillant sur les champs de courses, les waterloos hippiques parachevaient le désastre. Le drapeau noir, une fois encore, flottait sur la marmite, et les trente-cinq ronds de l’heure (1,75 F) que m’allouait le gars Figini se trouvaient en fin de semaine les bienvenus, d’autant que je ne renâclais pas aux heures supplémentaires, passé les dix heures de boulot alors de coutume dans le bâtiment. Accomplissant des tâches peu rebutantes dans mon sous-sol, gavé à l’excès, j’avais encore, et pour la première fois, la certitude d’être de quelque secours pour mes parents. Ma goinfrerie qui eût pu, partout ailleurs, m’aliéner des sympathies, m’avait au contraire valu l’estime des ouvriers pâtissiers, au point qu’il n’était pas de nouvelles fournées qu’on ne m’invitât à déguster, un peu à la façon d’un expert. Exécutant le boulot avec une sage lenteur, raffinant même puisque le temps ne m’est pas mesuré, j’entrevois deux bons mois de vie pépère, aux perspectives grisantes. En effet, depuis peu ma journée s’amorce par une incursion dans le salon de thé aux fins de remplacement des ampoules grillées. Jamais je n’entrevois les clientes huppées de l’endroit, où, tenace, flotte un composé de leurs parfums, mais l’accueil que me réservent les serveuses m’en console aisément. Parmi ces charmantes, que je surprends à la mise en place, à la répartition des bouquets sur les guéridons, la belle Olga m’a, dès qu’aperçue, relancé dans mes vésanies sentimentales. Il s’agit là une fois encore, jugez de mon imprudence, d’une Mado, mais adulte cette fois, coiffée de bandeaux à la vierge et d’un chignon bas mettant en valeur la ligne élancée du cou. Ajoutez à ces perfections une paire de gambettes galbées gainées de soie noire qui mettent le comble à mon trouble. Émotion unilatéralement ressentie, la beauté paraissant à peine remarquer mon existence, en dépit de mon insistance à la saluer et de mes tentatives pour amorcer un dialogue, que je voudrais orienter vers la galanterie, sans bien savoir quels mots employer pour n’être pas ridicule, et pas davantage agressif à la façon d’Octave… Le temps ne me sera pas donné d’imaginer le ton juste. Je bricole ce matin-là un
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