Consolation pour un pécheur
médecin. La table du dîner avait été débarrassée, et les jumeaux jouaient paisiblement, pour une fois. Yusuf s’était discrètement éclipsé et Raquel s’était retirée dans sa chambre en plein repas, laissant ses parents seuls dans la cour. Même le chat était endormi, pelotonné sur le banc à côté d’Isaac.
— Vous devez faire quelque chose à propos de Raquel, dit Judith à son mari.
— Et quoi donc ?
— Elle est d’une humeur effrayante, ces jours-ci. À la moindre remarque de ma part, elle me rabroue comme si j’étais un chien. Et elle n’a rien mangé au dîner. Naomi était très inquiète.
— Nul doute qu’elle ait ses raisons, dit calmement Isaac. Elles sont peut-être même excellentes. Je ne m’inquiéterais pas, à votre place, Judith.
— Cela ne lui ressemble pas. Vous pensez qu’elle est malade ?
— Elle marche d’un pas bien rapide pour une personne souffrante, ma chérie. Laissons-la faire et voyons si elle retrouve son humeur habituelle.
Le sujet de leur discussion était allongé sur son lit et contemplait les lourdes poutres du plafond en se demandant combien de temps on la laisserait seule. Au milieu du dîner, avide de solitude, elle avait murmuré une vague excuse et quitté la table mais, à présent qu’elle avait atteint son but, elle n’était pas certaine de désirer rester seule avec ses pensées.
Les yeux fixés sur une belle assiette de poisson – une des spécialités de Naomi, délicieuse avec sa farce parfumée et sa sauce aigre-douce –, elle avait tenté de se convaincre qu’aucun événement important ne s’était déroulé dans la matinée. Un homme pour qui elle n’éprouvait aucun intérêt, qui avait recherché sa compagnie, portait maintenant son attention sur une fille de drapier affublée de grands yeux de vache mais ne faisant preuve d’aucune discrétion, une femme qui, dans ses meilleurs jours, n’avait pas plus de deux idées en tête – comment se coiffer sans l’aide de sa mère et dans quelle robe s’exhiber.
Raquel avait pris une cuillerée de poisson nageant dans sa sauce, l’avait portée à sa bouche, puis l’avait reposée sans même y goûter. Comment pouvait-il faire ça ? Une écervelée – une chrétienne –, pas plus capable qu’un bébé de s’occuper d’elle-même. À cette pensée, elle s’était rendu compte avec effroi que ses yeux s’emplissaient de larmes et elle avait pris la fuite.
Se terrer dans sa chambre ne lui était d’aucune aide. La vérité humiliante, c’est qu’elle se souciait que Daniel ait pu transférer son affection sur une autre. Cela la préoccupait beaucoup. Dans son arrogance, elle n’avait jamais songé un instant qu’elle pût le perdre à cause d’une personne plus souriante et plus avenante. Elle avait toujours pensé que, si aucun candidat plus intéressant ne se présentait, elle condescendrait à épouser Daniel, et lui-même lui en serait infiniment reconnaissant.
Elle s’amusait de voir ses amies et connaissances non mariées le regarder avec intérêt. Comme elle avait été sotte ! N’importe qui aurait pris cela pour un avertissement. Elle n’avait jamais été si furieuse et si gênée que lorsqu’elle avait dû prendre soin de la petite maîtresse Laura et l’écouter patiemment chanter les louanges de Daniel. Avec une arrière-pensée, sans aucun doute. Dans une ville où la première fille de cuisine venue ne pouvait avoir un soupirant sans que chacun y aille de son commentaire, Laura savait aussi bien que tout le monde que Daniel était attaché à Raquel.
Mais l’était-il vraiment ? Et s’il ne s’était jamais beaucoup soucié d’elle ? Peut-être s’était-il laissé entraîner dans cette voie par sa tante et son oncle, heureux d’une telle perspective puisqu’elle réunissait des familles déjà amies et apportait une dot conséquente à leur neveu. Les joues brûlantes, elle enfouit son visage dans les draps et sanglota.
Un visiteur interrompit la sérénité de la cour.
— Qui peut bien venir à cette heure ? demanda sèchement Judith.
— Un ami, me semble-t-il, fit Isaac. Si l’on peut en juger par la réaction placide du chat.
L’animal avait ouvert un œil et tendu une oreille vers le portail, puis s’était rendormi.
— C’est Daniel, dit Judith en se dirigeant vers la grille. Je vais le faire entrer. Il pourrait passer sa journée à sonner en attendant qu’Ibrahim vienne lui ouvrir.
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