Conspirata
le regardant partir, je
me dis qu’il n’était pas facile d’être le cadet d’un génie, et que tous les
choix qui s’étaient présentés dans la vie de Quintus – sa carrière,
sa maison, et même sa femme – avaient été faits pour répondre aux
exigences de son aîné brillant et ambitieux, qui arrivait toujours à le
convaincre de n’importe quoi.
— Il ne pense pas à mal, dit Cicéron à Atticus. Il s’inquiète
pour l’avenir, c’est tout. Quand le sénat aura décidé quelles provinces
entreront dans le tirage au sort de cette année et qu’il saura où il ira, il se
sentira mieux.
— Je suis sûr que tu as raison. Je crains pourtant qu’il
ne pense au moins une partie de ce qu’il a dit, et j’espère que cela n’exprime
pas ta pensée aussi.
— Mon très cher ami, j’ai parfaitement conscience que
notre relation t’a coûté bien plus qu’elle ne t’a rapporté. Nous avons
simplement choisi d’aller par des chemins différents, c’est tout. J’ai opté
pour la carrière publique tandis que tu aspires à une indépendance honorable,
et qui pourrait dire lequel d’entre nous a raison ? Mais pour toutes les
qualités qui comptent vraiment, je ne connais personne qui te surpasse, moi y
compris. Voilà… Nous sommes bien d’accord ?
— Nous sommes parfaitement d’accord.
— Et promets-tu de venir me voir avant de partir et de
m’écrire souvent pendant ton absence ?
— Je te le promets.
Cicéron l’embrassa alors sur la joue et les deux amis se
séparèrent. Atticus se retira dans sa belle maison avec ses trésors et ses
livres pendant que l’ancien consul descendait la colline en direction du forum
avec ses gardes du corps. Pour ce qui est de la définition d’une vie réussie et
des moyens d’y parvenir – question dans mon cas purement théorique
évidemment –, mes affinités allaient entièrement à Atticus. Il me semblait
à l’époque – et encore aujourd’hui, mais avec d’autant plus d’acuité – que
c’était pure folie pour un homme de chercher le pouvoir quand il pouvait rester
au soleil à lire un livre. Même si j’avais été un homme libre, jamais je n’aurais
été mû par cette force d’ambition sans laquelle aucune ville n’est conçue, ni
aucune ville détruite.
Le hasard voulut que notre chemin suivît tous les lieux,
étape par étape, des triomphes de Cicéron, et il devint très silencieux en
marchant, méditant certainement sur sa conversation avec Atticus. Nous passâmes
devant la curie déserte et fermée où il avait prononcé tant de discours
mémorables ; devant le mur courbe des rostres, surmonté par sa multitude
de statues héroïques et du haut duquel il s’était adressé aux milliers de
Romains rassemblés là ; puis nous longeâmes enfin le temple de Castor, où
il avait exposé son cas devant le tribunal dans la longue bataille juridique
qui allait l’opposer à Verres et avait lancé sa carrière. Les grands édifices
et monuments publics, tellement impressionnants et silencieux dans l’obscurité,
me parurent cette nuit-là aussi insaisissables que l’air que nous respirons.
Nous entendîmes des voix dans le lointain et des frottements occasionnels plus
proches, mais ce n’étaient que des rats sur des tas d’ordures.
Nous quittâmes le forum et découvrîmes devant nous une
myriade de lumières sur le Palatin, qui suivaient la forme de la colline – la
lueur jaune et vacillante des torches et des braseros sur les terrasses, les
points lumineux des chandelles et des lampes par les fenêtres, entre les
arbres. Soudain, Cicéron s’immobilisa.
— N’est-ce pas notre maison ? demanda-t-il en
désignant un gros rassemblement de lumières.
Je suivis la direction de son bras tendu et répondis qu’en
effet, ce devait être la sienne.
— C’est très étrange, ajouta-t-il. La plupart des
pièces semblent éclairées. On dirait que Terentia est rentrée.
Nous nous dépêchâmes de gravir la côte.
— Si Terentia a quitté la cérémonie plus tôt, lança
Cicéron essoufflé, par-dessus son épaule, ce n’est pas de sa volonté. Il s’est
sûrement passé quelque chose.
Il fit presque en courant le reste du chemin jusqu’à la
maison et tambourina contre la porte. À l’intérieur, nous trouvâmes Terentia
dans l’ atrium , entourée par tout un groupe de femmes et de jeunes filles
qui semblèrent s’éparpiller en pépiant comme des oiseaux à l’approche
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