Conspirata
crois pas, au vu de sa toute récente victoire ?
— C’est justement cette victoire qui pose un problème.
Pompée est censé être un serviteur de la république, mais nous le traitons en
maître. Il va revenir et asservira l’État tout entier si nous ne prenons pas
garde. Tu dois demander sa destitution dès demain.
— Certainement pas ! Pompée est le général le plus
victorieux que Rome ait jamais eu depuis Scipion. Il mérite tous les honneurs
que nous pouvons lui accorder. Tu commets la même erreur que ton grand-père,
qui a tout fait pour destituer Scipion.
— Tant pis. Si tu ne veux pas l’arrêter, c’est moi qui
le ferai.
Cicéron le dévisagea avec stupéfaction.
— Toi ?
— J’ai l’intention de me présenter aux élections pour
le tribunat. Et je veux ton soutien.
— Ah oui, vraiment !
— En tant que tribun, je m’opposerai à toutes les lois
que pourraient proposer les laquais de Pompée pour servir ses projets. J’ai l’intention
de devenir un homme politique radicalement différent de tous ceux qui m’ont
précédé.
— Je n’en doute pas un instant, répliqua Cicéron en m’adressant
un clin d’œil à peine perceptible par-dessus l’épaule du jeune homme.
— Je propose, poursuivit Caton, d’appliquer pour la
première fois aux affaires publiques la pleine rigueur d’une philosophie
cohérente en soumettant toutes les questions au fur et mesure qu’elles se présenteront
aux maximes et aux préceptes du stoïcisme. Tu sais que vit sous mon toit
Athenodorus Cordylion en personne – qui est, tu en conviendras sans
doute, le plus érudit des stoïciens ? Il sera mon conseiller permanent. La
république part à la dérive, Cicéron, je le vois bien – elle est
poussée vers la catastrophe par les vents et courants combinés du compromis
facile. Nous n’aurions jamais dû accorder à Pompée ce commandement
exceptionnel.
— J’ai soutenu cette décision.
— Je le sais. Honte à toi ! Je l’ai vu à Éphèse
lors de mon voyage de retour à Rome, il y a un an ou deux, bouffi comme un
empereur oriental. D’où tient-il l’autorisation de fonder toutes ces villes et
d’occuper toutes ces provinces ? Le sénat en a-t-il seulement discuté ?
Le peuple a-t-il voté ?
— Il est le commandant sur le terrain. Il doit pouvoir
jouir d’une certaine autonomie. Et après avoir vaincu les pirates, il lui
fallait établir des comptoirs pour assurer notre commerce. Sinon, les brigands
seraient tout simplement revenus dès qu’il aurait eu le dos tourné.
— Mais nous intervenons dans des contrées dont nous ne
savons rien ! Et voilà que nous avons occupé la Syrie. La Syrie ! Qu’avons-nous
à faire en Syrie ? Ensuite, ce sera l’Égypte. Tout cela va demander des
légions permanentes en garnison outremer. Et celui qui commande les légions
nécessaires à la direction de cet empire, que ce soit Pompée ou un autre,
finira par contrôler Rome, et quiconque élèvera la moindre critique sera
condamné pour manque de patriotisme. Ce sera la fin de la république. Les
consuls n’auront plus qu’à gérer l’aspect civil des choses, pour le compte d’un
généralissime quelconque en poste à l’étranger.
— Il ne fait aucun doute que les dangers sont réels,
Caton, dit Cicéron d’une voix apaisante. Mais c’est l’affaire des politiciens
de surmonter chaque danger au moment où il se présente afin d’être prêts à
affronter le suivant. La meilleure analogie qui me vient pour évoquer les
qualités d’un homme d’État est la navigation – il convient tantôt de
naviguer à la rame tantôt à la voile, tantôt d’aller vent debout, tantôt de se
laisser porter par le vent arrière, tantôt de remonter le courant, tantôt de le
suivre. Tout cela exige des années d’expérience et d’étude, et non quelque
manuel rédigé par Zénon.
— Et où ce voyage te conduit-il donc ?
— À une destination fort plaisante appelée la survie.
— Ha ! claqua le rire de Caton, aussi déconcertant
qu’il était rare, comme un aboiement rauque et sans joie. Certains d’entre nous
aspirent à atteindre des contrées plus exaltantes que ça ! Mais cela
exigera d’autres qualités de navigateurs que les tiennes. Tels seront mes
préceptes…
Et il entreprit de les énumérer en les comptant sur ses
longs doigts maigres.
— Ne jamais verser dans l’indulgence, ne jamais céder à
l’apaisement. Ne jamais pardonner
Weitere Kostenlose Bücher