Crépuscule à Cordoue
que je devais changer de travail. Et elle aurait probablement suggéré que je me mette à fabriquer des bourses de cuir et que je prenne un éventaire Via Ostiana. Rien que de penser à elle, je souris. Elle me manquait terriblement.
Je fus surpris de l’activité portuaire. D’énormes navires encombraient les quais. Faute de place, certains avaient même jeté l’ancre à l’embouchure du Guadalquivir. Les chalands en provenance de Cordoue devaient faire la queue. Et ce n’était pourtant pas la haute saison pour l’huile d’olive, nous n’étions qu’en avril.
Non, nous n’étions plus en avril, mai était déjà là. Le mois où Helena allait inévitablement accoucher. Et pendant que je restais planté là à rêver, le bébé était peut-être déjà venu au monde…
Maintenant j’avais l’adresse de Selia, mais avant de lui rendre visite, mieux valait réfléchir à la façon de l’aborder. Les indices relevés à Rome paraissaient indiquer clairement qu’elle était une meurtrière. Mais une erreur était toujours possible : peut-être travaillait-elle pour Anacrites ? Et si c’était bien le cas, cela signifiait que quelqu’un d’autre avait attaqué Valentinus et le chef espion. Quelqu’un qu’il faudrait identifier à son tour.
Meurtrière ou pas – et franchement j’étais persuadé qu’elle l’était –, Selia savait que j’étais en Bétique et avait dû se préparer à me recevoir. J’avais même pendant un moment envisagé de me faire accompagner par des gardes. Mais j’y avais rapidement renoncé. Par fierté romaine, je préférais y aller seul. Toutefois, pas question de me présenter comme un passant innocent qui s’arrête pour quémander un verre d’eau. Une imprudence de ma part, et la donzelle risquait de me tuer.
Je devais avoir l’air très découragé. Pour une fois, les Parques comprirent qu’étant donné mon pessimisme, j’étais prêt à abandonner la partie, les privant du même coup de bien des amusements. Alors pour la toute première fois, elles décidèrent de me donner un coup de main.
C’était une main tachée d’encre, aux ongles rongés, qui prolongeait un bras malingre dépassant du poignet élimé de la manche rétrécie d’une tunique. Et ce bras malingre pendait d’une épaule étroite et osseuse sur laquelle on avait négligemment balancé un sac de cuir. Le rabat en était soulevé, découvrant les tablettes qui s’entassaient à l’intérieur. La tunique arrivait aux genoux d’un homme à l’air triste, avec des poches sous les yeux. Ses sandales étaient en piteux état. Il avait l’air très mal payé, ce qu’il me confirma implicitement en m’annonçant qu’il travaillait pour le gouvernement.
— Tu es bien Falco ? demanda-t-il.
Je serrai la main tachée d’encre avec précaution, sans vraiment acquiescer. Je me demandais bien comment il avait deviné qui j’étais.
— Je suis Gnæus Drusillus Placidus, se présenta-t-il.
— Ravi de te rencontrer, assurai-je uniquement pour la forme.
— Je pensais que tu viendrais me voir.
— Tu savais que j’étais ici ? m’enquis-je, de plus en plus éberlué.
— Le secrétaire de la questure m’a chargé de te retrouver.
Le vieil esclave noir qui s’était fait voler la correspondance d’Anacrites et la réponse !
— Il ne m’a pas parlé de toi.
Le vieil homme parut surpris.
— Je suis le procurateur ! s’écria-t-il d’un air important. Je supervise les taxes portuaires et les taxes d’exportation.
Je n’arrivais toujours pas à feindre l’enthousiasme. Il baissa alors la voix et dit après avoir regardé par-dessus son épaule :
— C’est moi qui ai démarré tout ça !
Je faillis passer à ses yeux pour le dernier des idiots en répliquant : « Tout ça, quoi ? », mais je parvins à me retenir juste à temps.
— Ah ! C’est donc toi ! murmurai-je discrètement, mais avec la note d’admiration dans la voix que l’homme méritait. Toi, qui as été assez astucieux pour écrire à Anacrites et déclencher l’alarme !
45
Je le regardais maintenant avec beaucoup plus de sympathie, sans réussir à améliorer sensiblement ma première impression. Il faut dire qu’il avait l’air parfaitement efficient et probe, et que personne n’aime les fonctionnaires dont on n’a aucun motif de se plaindre.
Nous marchâmes en direction du fleuve en adoptant un air dégagé. Un procurateur dispose forcément d’un
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