Crépuscule à Cordoue
centre de leurs attentions, mais pour l’instant ils l’ignoraient superbement. Son grand-père faisant toujours preuve d’un tel formalisme, je savais qu’il n’accepterait pas de parler d’elle en public, ou presque. Après m’avoir longuement dévisagé en silence, il me demanda d’un signe de le suivre dans une autre pièce. Claudia fit mine de nous accompagner, mais Helena Justina lui indiqua d’un geste discret de s’abstenir.
Licinius s’assit. Je restai debout pour lui donner de l’importance.
— Je serai bref. Ton petit-fils est peut-être mort par imprudence, mais ça peut aussi ne pas être un accident. Je vous ai aperçus tous les deux dans le palais du proconsul, il y a quelques jours. De bon matin. J’en ai tiré ensuite mes propres conclusions. Et je crois fermement que certaines personnes, qui n’appréciaient pas vraiment que Constans ait envie de mettre le gouverneur au courant de certaines choses, doivent être soulagées qu’il ne puisse plus parler.
— Tu m’as dit que tu voulais m’entretenir de ma petite-fille, Falco.
— Parce qu’elle est également concernée par cette histoire. Acceptes-tu de me révéler ce que Constans savait ?
— Je refuse d’aborder ce sujet.
— Si ton petit-fils avait appris que quelque chose d’illégal se préparait – par exemple la mise en place du cartel dont nous avons déjà parlé, ou un événement encore plus sérieux –, tu devrais considérer très soigneusement ta position. Je ne les ai pas rencontrés souvent, mais j’ai tout de suite eu l’impression que Constans et Claudia étaient très proches.
— Ma petite-fille est très affectée par la mort de son frère.
— C’est bien pire que ça. Sa vie à elle aussi peut se trouver en péril. Les mêmes personnes qui avaient tout intérêt à ce que ton petit-fils ne parle pas pensent peut-être qu’il s’est confié à sa sœur.
Si Licinius Rufius ne fit aucun commentaire, il me considéra soudain avec moins d’irritation.
— Essaye de ne pas les perdre tous les deux, le mis-je en garde.
Claudia Rufina n’était pas placée sous ma responsabilité. Son grand-père possédait des moyens suffisants pour assurer sa protection. Je pensais avoir réussi à lui faire admettre que le danger qu’elle courait était bien réel. Il se leva sans se départir de son air revêche – simple question d’habitude. Étant donné son caractère, il lui était impossible d’admettre ouvertement qu’il n’avait pas pris en compte toutes les données du problème.
Pourtant, avant de franchir le seuil de la porte, il se retourna vers moi pour me dire avec un demi-sourire :
— Tes talents paraissent sans limites, Falco.
— C’est faux : j’ai été incapable de t’arracher un mot sur le complot qui se mettait en place.
Il entonna immédiatement le même refrain :
— Il n’existe aucun complot.
— Si tu me le répètes assez souvent, je vais peut-être le croire, souris-je à mon tour. Pour l’instant, voilà ce que je pense : quelques hommes d’affaires importants de cette province ont été invités à Rome par un sénateur très influent. Une suggestion leur a été faite, qu’ils ont rejetée illico. Puis quelqu’un, pas nécessairement le sénateur lui-même, a commis une grosse faute. Et l’on a ensuite appris que le chef espion s’intéressait à l’affaire. Ce quelqu’un a donc perdu la tête et organisé une petite série de meurtres. Les autres ont tout de suite compris dans quel guêpier ils venaient de se fourrer et ont quitté Rome au plus vite.
— C’est assez convaincant, commenta froidement Licinius Rufius.
Il marchait lentement, comme s’il flanchait sous le poids de l’âge et du chagrin. Cela allait nous donner le temps de discuter encore un peu avant de rejoindre la compagnie.
— Puis j’ai débarqué ici, poursuivis-je, suggérant que vous étiez tous plongés dans ce complot… Depuis, j’ai changé d’avis. Je pense au contraire que les plus gros producteurs, dont tu fais partie, sont assez puissants pour s’opposer efficacement à une augmentation artificielle des prix.
— Je t’ai déjà précisé que c’était ma position, Falco.
— Et la production d’huile d’olive sera suffisante ?
— Oui. Et outre que la demande est universelle pour ce produit, il faut prendre en compte les besoins particuliers de l’armée. Les producteurs savent bien que s’ils se comportaient comme des
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