Crépuscule à Cordoue
ouvrait sur le jardin, nous plongeâmes nos doigts dans une fontaine gargouillante avant d’aller rejoindre Julia Justa qui mangeait des raisins, allongée sous un portique. Elle nous regarda en silence. La noble dame souhaitait donner l’impression de crouler sous le poids de problèmes dont nous étions en partie tous les deux responsables.
Le sénateur, qui avait appris à vivre avec ses reproches depuis longtemps, se mit à examiner attentivement les roses qui grimpaient sur une tonnelle un peu affaissée. Moi, je me contentai de m’appuyer contre une colonne en croisant les bras. De l’autre côté de la colonnade, je voyais Helena Justina nimbée par la lumière des lampes de jardin. Elle s’était éloignée de sa mère, pour une raison qu’il m’était facile de deviner, et s’affairait à débarrasser une vasque des feuilles mortes qui s’y étaient accumulées. J’attendis sans bouger qu’elle remarque ma présence. Depuis un certain temps, je la trouvais davantage repliée sur elle-même. Elle se déplaçait avec beaucoup de précautions, le dos cambré pour mieux maintenir son équilibre. Elle passait une grande partie de son temps occupée à des tâches dont elle ne me parlait pas. Nous demeurions néanmoins très proches. Elle me racontait tous les désagréments physiques liés à sa grossesse. Je courais alors les apothicaires pour trouver des remèdes adéquats et me faisais gentiment enguirlander quand je les rapportais à la maison.
Helena Justina me laissait toujours partager ses pensées intimes. Je savais qu’elle espérait donner naissance à une fille – et je savais aussi pourquoi. J’étais conscient que la prochaine personne qui lui demanderait si elle espérait avoir un garçon risquait de se faire arracher les yeux. C’était la peur qui la poussait à perdre le contrôle d’elle-même. J’avais promis de rester près d’elle jusqu’au bout, mais elle restait persuadée qu’au moment fatidique je trouverais une excuse pour me défiler. Et tous les gens que nous connaissions pensaient la même chose.
Encore préoccupé par la conversation que nous venions d’avoir avec son fils, le sénateur soupira :
— Marcus, je serais plus tranquille si Ælianus et toi évitiez tout contact avec les services secrets du palais.
— Moi, aussi, assurai-je lugubrement. Anacrites a toujours cherché à me causer les pires ennuis. Par pure jalousie. Mais je dois aussi reconnaître qu’il m’a donné du travail quand j’en avais besoin. Si tu t’inquiètes pour ton fils aîné, tu as tort. Le chef espion n’est plus en état de le compromettre en quoi que ce soit. Et même s’il se rétablissait, par le plus grand des miracles, je me sens capable de le contrôler.
Par tous les dieux, je commençais à en avoir l’habitude ; c’était même devenu une seconde nature. Le sénateur avait sans doute appris à quel point nous nous haïssions. Nous savions également tous les deux que c’était Anacrites, toujours lui, qui était intervenu auprès de Domitien, le second fils de l’empereur, afin qu’il me refuse la promotion promise [3] . Les Camilli avaient accusé le coup. Ils tenaient à ce que je fasse partie de l’ordre équestre pour protéger la réputation de leur fille.
— Toi, Marcus, tu vois le rôle du chef espion comment ? demanda encore le sénateur.
— Voilà une question intéressante. En ce qui concerne Anacrites, je dirais que c’est un fourbe inefficace. À sa décharge, s’il travaille avec une équipe beaucoup trop réduite, c’est uniquement par manque de crédits. Et hiérarchiquement, il dépend des Prétoriens. Officiellement, son activité se limite comme la leur à servir de garde du corps à l’empereur et à ses deux fils.
— Je pense qu’il faudrait faire le ménage là-dedans, déclara Camillus Verus.
— Tu veux dire tout démanteler ? demandai-je, surpris.
— Peut-être pas. Vespasien et Titus détestent tous les deux l’idée de dépendre de services de renseignements pour détruire leurs ennemis politiques. Vespasien n’en démordra pas ; mais rien ne dit que Titus ne va pas avoir envie de mettre sur pied une organisation plus puissante. Et Titus est déjà commandant de la garde prétorienne.
— Es-tu en train d’insinuer que tu es au courant de quelque chose, sénateur ?
— Non, pas du tout. J’ai tout de même perçu un changement d’atmosphère au palais. Et je suis certain qu’il y aura bientôt
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