Crépuscule à Cordoue
que je devrais le rendre raisonnable par-dessus le marché ! Et si je connais les hommes, il ne sait pas ce que c’est, être raisonnable.
Elle regarda ma compagne qui approuvait en hochant la tête.
Apparemment, Anacrites avait repris plusieurs fois connaissance avant de sombrer de nouveau dans l’inconscience. Il n’était pas encore tiré d’affaire, loin de là. En attendant, à chaque fois qu’elle l’avait vu ouvrir les yeux, M’an l’avait forcé à avaler du bouillon de poule.
— Est-ce qu’il sait où il se trouve ?
— Il ne sait même pas qui il est, rétorqua ma mère.
— Alors c’est qu’il a parlé ?
— Il marmonne des paroles inintelligibles, un peu comme un ivrogne.
— Il y a peut-être une raison. Est-ce que tu lui donnes du vin de ton frère ?
— À peine quelques gouttes.
Pas étonnant qu’Anacrites ne recouvre pas sa lucidité. Mes oncles Fabius et Junius, qui dirigeaient conjointement une ferme en Campanie quand ils n’étaient pas occupés à se sauter mutuellement à la gorge, produisaient un vin rouge râpeux, véritable tord-boyaux, dont quelques gobelets faisaient jaillir le cérumen de vos oreilles. Une ou deux outres étaient suffisantes pour se débarrasser de toute une cohorte de prétoriens endurcis.
— S’il a survécu à cette bibine, aucun doute, c’est qu’il est sauvé !
— Je n’ai jamais compris ce que tu avais contre tes oncles, grommela ma mère.
D’abord, je détestais leur vin calamiteux, ensuite je les prenais pour deux clowns irresponsables.
Helena Justina examina l’invalide avec moi. Anacrites était d’une pâleur impressionnante et déjà beaucoup plus mince. Je n’arrivais même pas à dire s’il était conscient ou pas. Ses yeux n’étaient pas complètement fermés, mais aucun son ne franchissait ses lèvres et il était aussi immobile qu’un cadavre. Quand je criai son nom, il n’eut pas la moindre réaction.
— M’an, j’en sais un peu plus sur ce qui s’est passé et j’en conclus qu’il est beaucoup trop dangereux pour toi de le garder ici. Il dépend des gardes prétoriens, alors je suppose qu’on peut se fier à eux pour veiller sur lui. J’ai parlé à Frontinus, un centurion que je connais, et il va emmener Anacrites dans leur camp où il devrait être en sûreté. Et, surtout, ne dis à personne que tu l’as gardé chez toi.
— Oh ! je vois ! se plaignit ma mère vexée. Je suis trop vieille pour être utile !
— Allons, la consola Helena Justina. Tu sais bien que ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Marcus cherche à te protéger. Si l’agresseur du chef espion découvrait qu’il se trouve ici, tu ne serais pas de taille à te défendre.
Peut-être, mais si je connaissais bien ma mère, l’agresseur en question n’aurait tout de même pas la partie facile.
Ma compagne et moi lui proposâmes alors de surveiller Anacrites à notre tour pour qu’elle puisse prendre un peu de repos. Sa façon de se reposer fut d’attraper cinq paniers à provisions et de courir au marché. Si jamais elle y rencontrait de vieilles copines, nous n’allions pas la revoir de sitôt.
Anacrites, Helena et moi avions désormais l’appartement pour nous seuls. Le chef espion se trouvait dans un lit qui avait d’abord été celui de mon frère aîné avant de devenir le mien. Très jeunes, nous l’avions même partagé ; il avait donc été témoin de conversations animées et de projets d’avenir peu réalistes. En fait, j’avais fini par quitter la maison pour devenir enquêteur privé, et mon frère était mort. Avant de se faire tuer en Judée, Festus était revenu plusieurs fois à la maison, quand l’armée lui accordait une permission, et seuls les dieux savaient à quelles scènes de débauche ce lit s’était alors prêté.
Je trouvais quelque peu bizarre de me trouver ici avec Helena. Et encore plus bizarre de voir que le vieux lit de pin aux sangles tordues était recouvert d’une couverture marron à carreaux que je ne connaissais pas et possédait un oreiller tout neuf. Il ne s’écoula pas beaucoup de temps avant que mes yeux envoient des messages qui indiquaient clairement que s’il n’avait pas été occupé par Anacrites, j’aurais volontiers réessayé ce lit…
— Ne joue pas avec le feu, murmura Helena avec, j’ose l’imaginer, un regret partagé.
Espérer la moindre contribution d’Anacrites paraissant un vain espoir, le choix des sujets de
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