Crépuscule à Cordoue
le moindre bruit.
Je n’avais pourtant pas rêvé : du sang coulait sur mon cou et la pierre responsable de la blessure gisait à mes pieds. Je me baissai pour la ramasser et la fourrai dans la sacoche pendue à ma ceinture. Je n’oubliais jamais de ramener des souvenirs de mes voyages.
À la campagne, il n’est pas rare qu’un péquenot jette des pierres aux étrangers ; en ville, les idiots locaux préfèrent lancer des tuiles ; il s’agit d’un acte de défiance pour marquer son territoire. Ce n’était pourtant pas ce qui venait de se produire ici, j’en étais certain.
Je plantai ma torche dans le sol meuble bordant la piste et m’en éloignai rapidement pour ne pas offrir une cible trop facile. Laissant la toge glisser sur mon bras gauche pour me servir de bouclier, je tenais mon sabre prêt et restai un long moment l’oreille tendue. Quand je pus constater qu’il ne se passait rien, j’allai reprendre la torche pour explorer les environs en faisant des cercles de plus en plus grands. De chaque côté du chemin s’étendaient des plantations d’oliviers où l’on avait abandonné des instruments de travail qui constituaient autant de pièges. Et qui sait si un couple dérangé dans ses ébats n’allait pas me sauter dessus ? Ce ne fut pas le cas, je ne fus agressé que par les branches basses des arbres. Puis tout d’un coup, je me heurtai à un mouton qui me parut aussi désorienté que moi.
Le pauvre animal semblait très fatigué. Il devait appartenir au troupeau lustral. Puis, une idée entraînant l’autre, je repensai à la bergère aux grands yeux marron si intéressants. Et je me rappelai soudain l’avoir déjà vue. Bien sûr, elle paraissait bien différente dans son costume succinct de Diane chasseresse, mais même vêtue de peau de mouton, j’aurais dû la reconnaître.
Gardant mon sabre à la main, je repris la direction de la maison d’Annæus. Je ne subis aucune autre attaque en cours de route, ce qui me parut étrange. Pourquoi la danseuse n’avait-elle pas essayé de me tuer, alors que j’étais seul ?
Cette fois-ci, à cause du sang qui me coulait dans le cou, je fus un peu mieux accueilli. Et je ne laissai pas Annæus tranquille avant de l’avoir entendu – contraint et forcé – ordonner à ses gens de lancer des recherches pour retrouver cette fille. Quant au responsable des bergers, qui se trouvait toujours sur place, il fut convoqué illico presto pour répondre à mes accusations.
Annæus se montra sincèrement surpris par mon histoire. Selon lui, le groupe ayant personnifié les bergers était constitué de comédiens très connus localement. Ils avaient l’habitude de se faire un peu d’argent supplémentaire en prêtant leur concours lors des manifestations officielles. C’était une meilleure solution que d’utiliser de vrais bergers, qui auraient pu avoir des idées de grandeur par la suite.
Le chef de la troupe se présenta, toujours habillé en berger, et laissa échapper un rot d’après dîner. Naturellement, comme je m’y attendais, l’homme prétendit que la demoiselle en question lui était inconnue. Il avait été obligé d’engager quelques figurants pour étoffer le groupe, dont la fille aux grands yeux marron, qu’il n’avait pas oubliée. Elle avait prétendu s’appeler Selia, mais il ignorait d’où elle venait. Pas de Cordoue ni des proches environs, il en était certain. Hispalis restait donc une possibilité. J’étais furieux contre moi à l’idée que je venais de laisser filer la meurtrière de Valentinus. Car, inutile de le préciser, tous les esclaves d’Annæus rentrèrent au bercail les mains vides.
— Je suis désolé, assura l’acteur avec une sincérité convaincante. La prochaine fois, j’exigerai des références.
— Pourquoi ? demandai-je d’un ton amer. Tu crois qu’elle t’aurait avoué qu’elle préparait un sale coup ?
— Non, murmura-t-il, l’air gêné.
Puis, se cherchant des excuses, il ajouta :
— Cette Selia était très professionnelle, et elle a même fourni son propre mouton.
— Je peux te dire qu’elle l’a abandonné, son mouton ! aboyai-je.
Cette femme était une tueuse professionnelle, et si elle n’était pas à un mouton près, c’est que celui qui payait ses dépenses savait se montrer extrêmement généreux.
27
Je passai le reste de la nuit chez Annæus. Les notables me laissèrent me restaurer avec eux, ou plutôt près d’eux, à la table
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