Crucifère
traverser la mer.
— De traverser la mer ? Bigre !
— Si vos rois sont comme nos sultans, on doit pouvoir s’y fier, dit le cadi. Jamais un roi ne reviendrait sur un serment.
— Chez nous, jamais personne – manant ou roi – n’y reviendrait ! s’offusqua Gérard de Ridefort.
— Fort bien, alors êtes-vous prêts à jurer ?
— Fin prêts, dit Ridefort.
— En ce cas, répétez après moi, dit le cadi en s’adressant à Gérard de Ridefort et à Kunar Sell : Nous jurons…
— Et eux, ils ne jurent pas ? interrompit Gérard de Ridefort en désignant Montferrat et les autres prisonniers francs.
— Ils ont déjà juré, expliqua le cadi. Reprenons : nous jurons, sur tout ce que nous avons de plus sacré, de passer la mer et de ne jamais reprendre les armes contre les musulmans, sous quelque prétexte que ce soit. Nous jurons également de ne pas financer de combat contre eux, ni d’inciter à la révolte, mais au contraire de tout faire pour aider à la paix entre chrétiens et musulmans.
Kunar Sell et Ridefort répétèrent les paroles du cadi, et jurèrent de respecter ce serment sur ce qu’ils avaient de plus sacré.
— Étrange serment en vérité, fit observer Gérard de Ridefort à Ibn Abi Asroun. Chez nous autres, Templiers, un jurement comprend toujours une partie où l’on expose le type de châtiment qu’encourrait une personne se parjurant.
— Chez nous autres, musulmans, expliqua le cadi, cela n’est même pas envisageable.
Gérard de Ridefort eut l’air surpris. Il n’était pas loin de penser que les musulmans étaient tous des imbéciles.
— Et pourquoi donc ?
— Parce qu’il ne viendrait à aucun d’entre nous l’idée de se parjurer…
Pressé de changer de sujet, Ridefort demanda :
— Où donc est notre escorte ?
— La voici, dit le cadi en lui montrant une centaine de cavaliers, massés au milieu de la voie principale.
Vêtus d’or et de blanc, ils resplendissaient au soleil. C’était une magnifique escorte – et Yahyah la menait, accompagné de Babouche. La petite chienne rousse remuait la queue, impatiente de partir en promenade.
— Fort bien, dit Ridefort sur un ton impatient. J’ai hâte de retrouver mon roi… Allons, dit-il en se dirigeant vers les cavaliers.
Mais ni le cadi, ni Kunar Sell, ni les autres prisonniers libérés ne le suivirent.
— Qu’attendons-nous pour partir ? s’impatienta Gérard de Ridefort.
— Les adieux d’une fille à sa mère, répondit le cadi.
46.
« Il est mauvais d’entretenir le deuil, car il est stérile. »
(CHRÉTIEN DE TROYES,
Cligès.)
— Prends mes bottes, dit Guyane. Elles te seront utiles.
Elle tendit à Cassiopée la paire de bottes que lui avait léguée Poucet, mais Cassiopée la repoussa, expliquant :
— J’ai très bien vécu sans jusqu’à présent, alors qu’elles t’ont permis de venir jusqu’ici, et même de trouver ton gentil ami. Garde-les.
Guyane de Saint-Pierre parut hésiter, mais un échange de regards avec Cassiopée lui apprit qu’il était vain d’insister.
— En tout cas, ma chère fille, poursuivit Guyane de Saint-Pierre, il est une chose que tu ne m’empêcheras pas de t’offrir, c’est ceci.
Guyane sortit d’une aumônière une pierre, où noir et blanc s’entremêlaient.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Cassiopée en sentant un picotement dans sa poitrine.
— Cette pierre a permis ta naissance, et celle de ton père, murmura Guyane d’une voix chargée d’émotion. Sans elle, je n’aurais jamais été enceinte.
— Et c’est seulement maintenant que tu m’en parles ?
— Aurais-je dû le faire avant, quand tu n’étais encore qu’une enfant innocente ?
— Et après ?
— Après ? Dois-je te rappeler que tu es partie, à peine adolescente, à l’académie militaire de Constantin Coloman ?
— Parce que tu m’y as envoyée.
— Sur les conseils de Chrétien de Troyes, et aussi parce que…
Guyane déglutit, comme si ce qu’elle avait à apprendre à sa fille était douloureux.
— Parce que ton père y était allé. Voilà pourquoi, déclara-t-elle sur le ton de celle qui franchit une épreuve difficile.
Elle se leva, croisant et décroisant les mains, faisant des allers et retours entre le lit de sa fille et la fenêtre. Une brise légère entrait dans la pièce, soulevant les fins rideaux de coton blanc.
— Je souhaitais, malgré tout, que tu te rapproches de ton père.
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