Crucifère
répondit Conrad. On vient de m’informer de l’entrée de Barberousse à Laodicée, trente jours seulement après avoir franchi les Dardanelles.
— Balivernes ! tonna Guy.
Conrad se pencha entre les créneaux, et continua :
— Cent mille hommes l’accompagnent ! Il suit le même itinéraire qu’Alexandre le Grand et, comme lui, se rend à Tyr !
— Mon royaume que non !
— Tu n’as plus de royaume à miser.
Guy de Lusignan haussa les épaules, et poursuivit :
— Pour la dernière fois, laisse-moi entrer dans ma cité !
— Tu me demandes, répondit Conrad, de te livrer une ville qui ne t’appartient pas plus qu’à moi, car je n’en suis que le gardien. Ses véritables maîtres s’appellent Plantagenêt, Philippe de France et Barberousse. Oserais-tu te mesurer à eux ?
— Je l’ose !
— Alors en leur nom je te dis ceci : Tu n’entreras point !
Lusignan fit faire demi-tour à sa monture en marmonnant :
— Assez parlé avec ce concierge.
Quand il eut pris suffisamment de distance par rapport aux murailles de Tyr, il dégaina l’épée qu’il avait au côté, se dressa sur ses étriers et déclara d’une voix tonitruante ce magnifique discours, qui devait résonner pour les siècles et les siècles et inspirer le cœur des braves :
— Le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non ! Car la chrétienté n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle a l’Europe derrière elle. Cette guerre n’est pas limitée au territoire malheureux du royaume de Jérusalem. Cette guerre n’est pas tranchée par la bataille de Hattin. Cette guerre est une guerre sainte. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances, n’empêchent pas qu’il y a, dans le monde, tous les moyens nécessaires pour écraser un jour les Infidèles. Foudroyés aujourd’hui par les forces païennes, nous pourrons vaincre dans l’avenir si Dieu le veut ! Le destin du monde est là. Nous, Guy de Lusignan, invitons les chevaliers et les soldats chrétiens qui se trouvent en Terre sainte ou qui viendraient à s’y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j’invite les sapeurs, les artisans et tous les ouvriers spécialisés dans l’armement qui se trouvent en Terre sainte ou qui viendraient à s’y trouver, à nous rejoindre à Tripoli afin de poursuivre le combat. Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance chrétienne ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas !
À peine eut-il fini de parler que ses hommes dégainèrent à leur tour leur épée et la brandirent vers le ciel, avant de la heurter bruyamment contre leur bouclier. Enfin, ayant longuement acclamé leur roi, ils s’en allèrent vers Tripoli.
Lorsqu’ils furent partis, seuls cinq chevaux restaient encore sous les remparts de la cité. Le lourd pont-levis s’abaissa dans un grondement de chaînes, et Conrad de Montferrat fit son apparition. Il s’avança vers son père, et l’étreignit chaleureusement.
— Père ! Je me réjouis de vous revoir en vie ! J’aurais bien donné l’ordre de préparer un festin pour fêter nos retrouvailles, mais j’ai, hélas, déjà commandé qu’on rationne les vivres.
Cependant Guillaume n’avait nul besoin d’un banquet. Revoir son fils lui donnait plus de joie encore que la danse de Cassiopée, sous la tente de Saladin.
— Tu dois un père à Saladin, dit-il en embrassant tendrement son fils. Ainsi qu’à Cassiopée.
— Je n’oublierai pas, répondit Conrad en se tournant vers elle pour lui demander : Si j’ai bien compris, vous ne l’avez donc pas retrouvé ?
Cassiopée descendit de sa monture, et en confia les rênes à l’un des pages de Conrad.
— Hélas non, soupira-t-elle. Se rendre aux Enfers est beaucoup plus difficile que ne le croyait Virgile. À ce propos, comment va Chefalitione ?
— Suivez-moi au port, répondit Montferrat. Vous verrez par vous-même.
48.
« Chagrins, malheurs, nous les avons eux, et c’est tout !
Dans ce monde, un instant d’asile, nous l’avons reçu, et c’est tout !
L’énigme de la Création nous demeure une énigme entière
Et nous partons pleins de regrets, sans en savoir plus. Et c’est tout ! »
(OMAR KHAYYAM,
Les Quatrains Rubbâ’yât.)
Conrad de Montferrat les entraîna vers le port, mais La Stella di Dio n’y était plus. Deux autres embarcations étaient amarrées à sa
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