Crucifère
apprendre à parler normalement ?
— Mais ouiii, mugit Rufinus. Mais bien sûûûr…
Simon lui jeta un regard sombre, alors il ferma la bouche et baissa les yeux. Cassiopée, elle, s’était tournée vers Montferrat.
— Puis-je emporter ce tableau ? J’aimerais beaucoup retrouver l’artiste qui l’a peint, pour l’interroger. Peut-être a-t-il rencontré Taqi.
— Très chère, je comptais justement vous l’offrir. Il ne m’est plus d’aucune utilité, et comme ce Taqi est – si j’ai bien compris – votre cousin, je me suis dit que ça vous ferait plaisir de l’avoir auprès de vous.
Regardant une dernière fois la peinture d’où s’était échappé Taqi, Cassiopée déclara :
— Je vous remercie.
Au même instant, elle sentit une brûlure sur son bras droit. Elle y plaqua sa main gauche en blêmissant.
— Ça ne va pas ? lui demandèrent d’une même voix Simon et Montferrat.
— Ce n’est rien. Juste un petit souvenir de mon expédition dans le Vésuve, qui croit bon de se manifester pour une raison qui m’échappe.
— Hum, fit Montferrat. Il faudra songer à montrer cela à un vrai médecin. Il est vrai qu’à bord de La Stella di Dio nous n’en avions pas…
— Tout va bien, dit Cassiopée en enfouissant le tableau dans sa besace. Et puis je n’ai pas le temps d’aller voir un médecin.
Ils s’apprêtaient à ressortir de la cabine, lorsque des bruits de pas précipités se firent entendre et que le mousse surgit pour prévenir Montferrat.
— Un Sarrasin veut vous parler !
— Où se trouve-t-il ?
— À l’entrée de la ville.
Comme Montferrat bondissait au-dehors, suivi de Simon, Cassiopée tira de son aumônière les bourses d’or et de diamants offertes par Saladin. En prenant soin de ne point se faire voir, elle les glissa dans la cassette de Montferrat, dont elle rabattit le couvercle. « Pour vous aider dans votre quête, très cher marquis », songea-t-elle. « Pourvu que Simon ne m’en veuille pas… »
Elle esquissa un sourire, puis sortit à son tour.
Montferrat gravit l’escalier qui menait au chemin de ronde, et se pencha par-dessus les créneaux. Apercevant un Sarrasin muni d’un drapeau blanc, il lui cria :
— Encore un drapeau à crotter ?
L’émissaire de Saladin ne s’offusqua point de cette parole, et déclara :
— Le salut soit sur vous, beau doux seigneur ! Saladin, l’Auxiliaire de la Doctrine, la Grandeur de la Nation, l’Honneur des Rois et le chef des armées musulmanes, a un marché à vous proposer.
— Sur vous le salut aussi ! Mais je ne suis pas intéressé, merci.
Il fit mine de s’éloigner, mais le messager reprit :
— Messire, ne partez pas ! Venez plutôt admirer ce que Son Excellence est prête à vous offrir, en échange de votre reddition.
Curieux, Conrad de Montferrat repassa la tête par-dessus les créneaux et aperçut deux mamelouks en train de conduire une forme encapuchonnée, aux pieds et aux poings enchaînés. Quand ils ne furent plus qu’à quelques pas des douves, ils soulevèrent la capuche – et Montferrat vit alors ce qu’il redoutait le plus de voir : son père.
Le vieux marquis Guillaume de Montferrat, à la barbe et aux cheveux blancs comme neige, avait l’air de souffrir terriblement. Mais ce n’était pas à cause de ses chaînes, car elles étaient suffisamment lâches pour ne pas le gêner dans sa marche. De toute façon, il n’avait nulle part où aller, sinon dans les douves ou les bras de ses ravisseurs.
— Conrad ! cria le vieux Guillaume de Montferrat d’une voix qui se voulait aussi ferme que possible. Ne cède pas !
Conrad ne répondit rien, et se cacha derrière un créneau. D’un geste furtif, il essuya du bout du doigt la petite larme qui perlait à son œil tandis que Cassiopée lui posait la main sur l’épaule, pour le réconforter.
— Père, murmura le marquis, dans quel mauvais pas vous êtes-vous fourré ?…
Puis, reprenant courage, il hurla à l’intention de l’envoyé de Saladin :
— Écoute-moi bien, fils de chien ! Si vous ne repartez pas immédiatement, j’ordonne à tout ce que cette cité compte d’archers et d’arbalétriers de vous transformer en porcs-épics !
Sans attendre la réponse de l’envoyé de Saladin, il quitta les créneaux, rageant dans sa barbe.
— Qu’on fasse venir dans la grande salle du palais tous les chevaliers et moines soldats qui ont eu le courage de rester !
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