Crucifère
laisse ! tempêta Saladin. Ils sont sous ma protection.
Puis, levant bien haut ses bannières noires dans le ciel pour les montrer à ses hommes, il s’exclama :
— Ce que vous avez craint d’aller prendre, un Franji me l’a apporté !
Un lourd silence s’installa sur la digue de terre, où des milliers de regards, chargés de jalousie et de haine, se tournèrent vers Renaud de Sidon.
— Honte sur vous !
Sous l’auvent de la tente de Saladin, le cadi Ibn Abi Asroun observait la scène, admiratif. Puis son regard se porta sur al-Afdal, et il pensa : « Quel drôle de petit garçon… Est-ce là son héritier ? Je ne suis même pas sûr qu’il ait saisi la portée de ce drame… Quand je pense que lui aussi a été sauvé par des Franjis – ce Morgennes et la cousine de Taqi… »
Comme l’enfant le regardait, le cadi lui adressa un large sourire. Et l’enfant lui sourit en retour, avant de se remettre à jouer.
Ayant regagné son camp avec ses invités, Saladin fit apporter du linge et une bassine d’eau à Renaud de Sidon. Pendant qu’il se lavait, il lui demanda :
— Qui donc est le nouveau chef de Tyr ?
Renaud lui parla de Conrad de Montferrat, en dressant un portrait que des années plus tard l’historien Ibn al-Athir résumerait de la sorte, dans son Histoire parfaite : « Un homme semblable à un démon, plein de prudence et de vigilance, doué d’une grande bravoure. »
Saladin écoutait Renaud avec la plus grande attention, piochant distraitement des pistaches dans une coupe de cuivre tout en caressant le fin bouc qu’il avait au menton.
— Hum, fit-il enfin quand Renaud eut terminé de se laver. Je connais cet homme. C’est grâce à lui que la ville a déjà été sauvée une première fois, l’été dernier… C’est effectivement un adversaire redoutable.
Il aurait dû s’en trouver catastrophé, mais se contenta d’un sourire amusé.
— Loué soit Allah, j’ai plus d’une carte en main…
Claquant des doigts, il attira l’attention de son cadi :
— Approche.
Le cadi se pencha tellement qu’il parut toucher le nez de son sultan, lequel lui murmura une phrase à l’oreille. Que dit-il ? Renaud de Sidon – pourtant doté d’une ouïe extrêmement fine – ne l’entendit pas, car Saladin parla très bas.
Mais le cadi, lui, l’avait parfaitement compris.
— À vos ordres, Splendeur de l’Islam. Il en sera fait selon votre noble commandement !
À son tour, le cadi ordonna qu’on lui prépare sa monture, sortit de la tente et détala vers l’intérieur des terres.
Alors Renaud de Sidon, habillé d’un turban et d’un bliaut de soie à la mode orientale, s’éclaircit la gorge et demanda à Saladin :
— Excellence, pardonnez ma curiosité, mais pouvez-vous me dire pourquoi vous n’attaquez pas ?
— Parce que j’ai un marché à proposer à ce Conrad de Montferrat.
— Lequel ?
— La vie de son père en échange de la cité, dit Saladin en croquant une pistache.
13.
« Si je savais que mon père était en Enfer, je ne prierais pas plus pour lui que pour le Diable. »
(SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu.)
Conrad de Montferrat s’était assis dans sa cabine et se tenait la tête entre les mains.
— Où donc a pu filer ce Sarrasin ? Je ne l’ai pas rêvé !
— Nooon, mugit Rufinus que Cassiopée avait ramené, pour qu’il voie lui aussi le tableau. Même moi je l’ai vuuu.
Pour la cinq centième fois, Conrad orienta le tableau vers la lumière d’une lanterne dans l’espoir d’y trouver une trace du passage de ce mystérieux cavalier qui ressemblait tant à Taqi.
— Ça alors ! Il n’y a rien. C’est inexplicable… Pourtant, je suis sûr qu’il était là.
Du bout du doigt, il effleura la peinture à l’endroit où Taqi s’était trouvé.
— Pas l’ombre d’une trace…
— Puis-je regarder ? demanda Cassiopée.
— Volontiers, répondit Conrad en lui tendant le petit tableau.
Cassiopée l’examina à son tour, sous les yeux de Simon.
— Le plus étrange, fit-elle remarquer, c’est que même si l’on réussissait à expliquer la disparition du cavalier, cela ne nous dirait pas pourquoi il y a du ciel au lieu de rien, là où il se trouvait.
— Bien observééé, souffla Rufinus.
Les trois amis et la tête coupée échangèrent un long regard en silence ; silence bientôt interrompu par Simon, qui demanda à Rufinus :
— Tu ne pourrais pas faire un effort et
Weitere Kostenlose Bücher