Dans le jardin de la bête
femme et deux fils. Pendant les années qui avaient suivi le séjour à Berlin, il était passé d’un emploi à l’autre, pour finir commis au rayon librairie de Macy’s à San Francisco. En chemin, ses propres sympathies progressistes lui avaient mis à dos la Commission Dies, qui l’avait déclaré « inapte » à occuper un emploi dans toute administration fédérale, à l’époque où il travaillait pour la Federal Communications Commission, une agence indépendante créée en 1934 par le Congrès pour réguler les télécommunications. Sa mort avait laissé Martha seule survivante de la famille. « Bill était vraiment un type épatant 23 , quelqu’un de chaleureux et de bien, qui a connu son lot de frustrations et de souffrance… peut-être plus que sa part, écrit Martha dans une lettre à Audrey, sa première femme. Il me manque terriblement et je me sens vide et seule sans lui. »
Quentin Reynolds disparut le 17 mars 1965 à soixante-deux ans seulement. Putzi Hanfstaengl, qui, par sa seule taille, semblait invulnérable, s’éteignit le 6 novembre 1975 à Munich. Il avait quatre-vingt-huit ans. Sigrid Schultz, le Dragon de Chicago, mourut à quatre-vingt-sept ans, le 14 mai 1980. Et Max Delbrück, vraisemblablement doté de tous ses cheveux, trépassa en mars 1981, son exubérance tarie. Il avait soixante-quatorze ans.
Toutes ces disparitions étaient très tristes et soulevaient de sérieuses questions. En mars 1984, alors que Martha avait soixante-quinze ans et son mari quatre-vingt-six, Martha demanda à une amie : « Où penses-tu que nous devrions mourir 24 si nous pouvions choisir ? Ici, ou à l’étranger ? Serait-ce plus facile si le survivant reste ici avec ses souvenirs douloureux ? ou doit-il tout plaquer pour s’en aller tout seul dans un nouvel endroit ? ou vaut-il mieux partir ensemble et puis se trouver démunis et attristés par des rêves non accomplis, presque sans amis, dans un nouveau milieu mais en ayant eu tout de même quelques années pour reconstruire une sorte de foyer à l’étranger ? »
C’est Martha qui resta la dernière. Stern disparut en 1986. Martha demeura à Prague même si, comme elle l’écrivit à des amis, « nulle part je ne me sentirais aussi seule qu’ici » 25 .
Elle décéda en 1990 à quatre-vingt-deux ans, pas précisément en héroïne mais certainement en femme de principes qui ne douta jamais d’avoir fait son devoir en aidant les Soviétiques contre les nazis, à une époque où la majeure partie du monde était peu disposée à s’impliquer. Elle mourut en dansant encore dangereusement sur le bord de la margelle – un drôle d’oiseau en exil, promettant, flirtant, se souvenant –, incapable après Berlin d’adopter le rôle de Hausfrau * et voulant s’imaginer encore une fois avec du panache et des paillettes.
Bassett, le vieux et fidèle Bassett, lui survécut six ans. Il avait abandonné les somptueux hêtres pourpres 26 de Larchmont pour un appartement dans l’Upper East Side de Manhattan, où il mourut paisiblement à cent deux ans.
* Maîtresse de maison. ( NdT. )
Coda
Propos de table
D es années après la guerre, une série de documents 1 fut retrouvé, qui se révéla être la transcription de conversations entre Hitler et son entourage, sous la plume de son assistant Martin Bormann. L’une de ces transcriptions concernait une conversation pendant un dîner en octobre 1941 à Wolfsschanze, ou la Tanière du loup, qui était le repaire d’Hitler en Prusse orientale. Il y était question de Martha Dodd.
Hitler, qui lui avait un jour baisé la main, remarqua : « Quand je pense que personne, dans tout ce ministère, n’a été capable de faire tomber entre nos griffes la fille de l’ancien ambassadeur américain, Dodd… et pourtant ce n’était pas une oie blanche. C’était leur mission et cela aurait dû être fait. Bref, cette fille aurait dû être dans notre camp… Dans les temps anciens, quand nous voulions faire le siège d’un industriel, nous l’attaquions par le biais de ses enfants. Le vieux Dodd, qui était un imbécile, on l’aurait tenu à travers sa fille. »
Un des convives à la table d’Hitler demanda : « Était-elle jolie, au moins ? »
Un autre jeta : « Hideuse !
– Mais on doit s’élever au-dessus de ces considérations, mes chers amis, rétorqua Hitler. C’est une des qualités requises. Sinon, je
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