Dans l'ombre de la reine
poules participaient au tintamarre. Les amateurs d’épreuves physiques applaudissaient les sauteurs et les archers. L’air était saturé d’odeurs de viandes épicées et de pâtisseries fraîches, d’ale, d’animaux de ferme et de sueur.
Tandis qu’avec mon escorte vigilante je me frayais un chemin parmi les étals où grouillait la foule, je sentais, à travers mon bonnet, la morsure du soleil miroitant sur la Tamise. J’avais mangé une tourte trop salée dont je n’avais pas envie et, pour tenter d’assoupir la méfiance de mes compagnons en feignant de l’intérêt pour la foire, j’avais acheté un panier d’osier dont je n’avais pas besoin. Il me fallait maintenant le porter. Dale était déjà encombrée par ses propres emplettes : une pièce de drap et un pot de miel.
J’éprouvais un tiraillement menaçant au-dessus de l’œil, peut-être un début de migraine. Il y avait tant de bruit alentour, et de fureur dans mon esprit ! Amy avait raison ; je ne songeais qu’à devancer l’heure du retour. Mais comment ?
Tout au long de l’office et sur la route d’Abingdon, j’avais ressenti des remords grandissants de ne pas me trouver auprès d’Amy. Elle avait tort de croire que je ne pourrais la protéger. Mrs. Odingsell et Mrs. Owen se trouvaient, elles aussi, à Cumnor. Si je les convainquais toutes les deux, voire une seule d’entre elles, de tenir compagnie à Amy sous quelque prétexte, nous formerions une garde suffisante. Je me défiais de Forster, mais, vraiment, j’imaginais mal sa vertueuse belle-sœur en complice d’un meurtre. Amy serait en sécurité, et sous les yeux de Mrs. Owen et de Mrs. Odingsell, ma réputation aussi serait préservée.
Le temps pressait. Il nous avait fallu une heure et demie de marche jusqu’à Abingdon, et midi avait déjà sonné. Même en échappant à mes gardiens tout de suite – et je ne voyais pas comment –, le retour me prendrait aussi longtemps. Je ne pouvais me procurer une monture, car de la part d’une dame seule, louer un cheval eût été inconvenant. Si le pressentiment d’Amy se vérifiait, Dieu seul savait ce qui se passerait à Cumnor entre-temps.
— On va voir le potier ? suggéra Bowes. Cela m’émerveille toujours de regarder l’argile pousser sous ses doigts, comme par magie. Par ici !
Je traversais sans protester la bande d’herbe piétinée, pensant avec irritation : « Cela ou autre chose…», quand Dale retint Bowes par le bras.
— Regardez, un jongleur !
Celui-ci venait de s’installer. Il était vêtu d’un costume médiéval rouge et jaune à manches pendantes, complété d’un couvre-chef extravagant en forme de crête, et annonçait sa présence avec l’aide d’un petit garçon jouant du tambour. Il était placé entre un étal de confitures et celui d’un apothicaire recommandant des remèdes contre tous les maux, des verrues à l’impuissance. Peu à peu, le public s’amassait devant lui. Bowes se laissa convaincre, et nous nous avançâmes pour l’admirer. Le jongleur lançait des quilles de couleurs vives tout en dansant. Il les esquivait, puis pivotait pour les rattraper derrière son dos, ou même sur le bout du nez.
Dans la foule, les enfants piaillaient de joie et d’étonnement. Un fermier vigoureux, son tout-petit sur ses épaules, s’interposa sur ma gauche entre Bowes et moi. Il fut suivi de près par une épouse massive, un autre bambin accroché à ses jupes et un bébé dans les bras. Ne pouvant bien voir derrière son mari, elle s’écarta et s’arrêta à ma droite.
Comme si de rien n’était, je reculai d’un pas.
Hormis Bowes, tous les autres se trouvaient sur ma droite. Le fermier me dissimulait au regard du serviteur, et son épouse du reste de mes compagnons. Je respirai un bon coup, attendis quelques secondes que le jongleur entame un nouvel enchaînement, puis je m’éclipsai dans la presse derrière moi. J’étais libre !
La plupart des badauds arboraient leurs plus beaux atours, toutefois j’avais eu le bon sens de porter une robe de tous les jours, sans vertugadin ni fraise étouffante, et de choisir des souliers confortables. Je me glissai derrière une rangée d’étals puis, d’un pas vif, je traversai la prairie, suivis les rues d’Abingdon et me retrouvai enfin dans les champs.
J’avais décidé de couper à travers champs car les autres ne tarderaient pas à remarquer ma disparition. En évitant la route, je leur
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