Dans l'ombre des Lumières
trop content de pouvoir ripailler à sa guise. Baptiste, Alecto, François et Jeanne, s’assirent en cercle autour de la Cabriole.
— Eh bien voilà, dit la fripière. Hier matin alors que j’cherchais à vendre quelques hardes, des femmes que j’connaissais ni d’Ève ni d’Adam m’ont dit comme ça : faut qu’t’ailles avec nous autres à Versailles pour réclamer du pain et puis remettre les gardes du corps sur le droit chemin. Moi, au début, j’étais pas d’accord, mais les bougresses m’ont fichu leurs bâtons ferrés sous le groin. Et puis, j’ai pas hésité bien longtemps, pace que, d’puis deux jours, j’baisais le cul de la vieille.
En langage poissard, cela signifiait qu’elle n’avait rien vendu.
— J’ai donc suivi toutes ces matrones. On s’est rendu à l’Hôtel de Ville. Chaque fois qu’on rencontrait des ménagères, on les obligeait à venir avec nous. Tubleu ! Des bonnes femmes, il en est venu des centaines, puis des milliers. Les unes avec des fourches, les autres des hachoirs, et puis des gourdins.
— Et toi Jeanne ? s’enquit Antoine.
— Moi, répondit la jeune femme de sa voix douce, je faisais la queue devant une boulangerie quand un groupe nous a approchées. Voilà quatre heures que j’attendais d’avoir du pain. Comment trouver le temps de gagner sa vie avec ça ? On aurait pu me commander d’aller sur la lune que j’y serais allée. Sur le chemin de l’Hôtel de Ville, j’ai rencontré mon bon Baptiste qui trimait et supportait toute sa misère sur le dos. Tu connais le dicton : aux gueux la besace ! Je lui ai dit de ne pas me suivre, je l’ai même supplié, mais le câlin n’a rien voulu savoir. Il voulait me protéger.
Baptiste baissa les yeux.
— On s’est donc retrouvé à l’Hôtel de Ville, reprit Henriette avec entrain. C’est là qu’on a vu Baptiste et Jeanne.
— Et moi, j’y étais aussi, cria Pierre. Avant ça, pendant des heures, j’ai été battre la générale dans le quartier. J’ai ramené plein de monde avec moi.
— Oui, tu y étais, on t’entendait bien assez avec ton tambour, poursuivit la Cabriole… À l’Hôtel de Ville, on a demandé du pain et des armes à ces messieurs de la Commune. C’est alors qu’on a vu François avec d’autres bonshommes, de francs coquins, tu peux m’croire ! Une vraie bande de bastringueurs et d’Algonquins ! Ils ont défoncé les magasins et on s’est chargé de piques ou de fusils. Moi j’avais le beau sabre que v’là.
Elle arbora la lame rouillée qui pendait à son jupon, attachée à une cordelette.
— Ouais, confirma François, même que j’avais pris un de ces bourgeois par le col et que j’lui ai dis comme ça, tout de bon : « Allons, bougre, donne-moi donc des armes, veux-tu bien, jean-foutre, me mener où il y en a… »
— Avec quelques hommes et d’autres femmes, reprit Henriette, on est monté au beffroi de l’Horloge pour y sonner le tocsin. Là, on a vu un moine qui tremblait comme une feuille. Il avait la tronche aussi rouge que le cul d’un singe. Un géant lui avait déjà mis la corde au col ; il l’a accroché à une pièce de bois. Le pauvre capucin causait déjà avec les anges quand notre brave petite Jeanne, qui est toute pleine de charité chrétienne, a coupé elle-même la corde. Saquergué ! Si t’avais vu ça ! Notre calotin s’est écrasé comme une masse sur le plancher. Il a fallu que les hommes le raniment à coups de pieds dans le cul. Tu parles d’une frayeur !
— Arrête de jurer, mécréante, croassa Alecto.
— Et toi, ne m’interromps pas, vieille bagasse !
La sorcière se contenta de ruminer dans son coin.
— Dis donc, la Cabriole, un peu de respect pour les anciens, veux-tu, fit Caboche.
Elle haussa les épaules.
— Je continue ! Dans la cour de l’Hôtel de Ville, les soldats de la garde nationale criaient : « Du pain et à Versailles ! » Des femmes voulaient brûler tous les papiers et même pendre quelques-uns de ces messieurs de la Commune qu’elles accusaient d’être des aristocrates. Nous, on voulait pas, parce qu’on n’est pas des sauvages. Alors on s’est mis quelques peignées et ça a été bien comme ça. C’est là qu’est venu c’t’autre, celui qui nous a conduits jusqu’à Versailles, un gars assez jeune, emplumé de noir comme un corbeau, et qu’on appelle Maillard.
— Je le connais, dit Antoine, un des premiers à avoir forcé la
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