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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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semblait égal. Son désir, inassouvi, montait depuis des semaines, lui donnait des vertiges, lui enfiévrait le front et les tempes. Pouvoir s’isoler avec elle, enlever ses vêtements, caresser ses cuisses et ses hanches. Son désir lui faisait mal et l’exaltait tout à la fois. Et l’ignorance dans laquelle il se trouvait de leur avenir, le fait qu’il ne savait même pas s’il pourrait jamais l’épouser rendaient celui-ci encore plus brûlant. Son attente avait quelque chose de mystique, c’était une mortification affective, une jouissance autant sensuelle que mentale. Il ne voulait pas jouir seulement du corps d’Amélie, mais de tout son être, de sa conversation, de sa douceur, de son intelligence. Il n’avait jamais imaginé qu’une femme pût atteindre une telle complétude, qu’elle ne fût pas limitée à un corps gracile ou à une partie d’anatomie séduisante. Comme d’autres adolescents, il avait porté ce regard de margoulin sur les filles, pesant et soupesant les attraits de ce qui n’était alors qu’un objet consommable. Mais, avec Amélie, c’était différent, la séduction résidait dans le dialogue permanent qui reliait le corps à l’esprit, et cette unité, totale, prenante, s’était imposée à lui.
    Dans le cirque du Palais-Royal, la masse devenait de plus en plus compacte et menaçante. Antoine jugea prudent de raccompagner la jeune fille au faubourg Saint-Germain. Il savait distinguer les atmosphères insurrectionnelles et ne souhaitait pas lui faire courir de risque. Il la ramena donc à bon port, puis revint sur la rive droite.
     
    Il rejoignit la foule qui guettait le retour des amazones de Versailles. L’attente fut interminable. Le soir, enfin, alors qu’il piétinait sur les quais, harassé de fatigue, il vit parader des milliers de Parisiennes et de citoyens armés.
    Malgré son caractère tragique, le cortège avait l’allure d’un gigantesque carnaval. C’était une foule ondoyante, bruyante, bigarrée ; un défilé hétéroclite où se mêlaient les uniformes, les fracs et les guenilles ; un espace de marges où l’officier de cavalerie allait à pied et côtoyait le galopin monté. À cette troupe burlesque, il ne manquait que les masques, les bouffons et leurs clochettes. Le convoi ressemblait d’autant plus aux turlupinades des jours gras que tout y était subversion, renversement des valeurs, des genres et des fonctions. Les chevaux racés des écuries du roi, que l’on avait décorés de pertuisanes sanglantes, tiraient avec étonnement de grosses charrettes de farine qui leur poudrait les flancs. Les femmes portaient des bonnets de grenadier, brandissaient des hallebardes de Cent-Suisses ou défilaient, gaillardement, le fusil à l’épaule. D’autres se prélassaient avec des soldats ivres sur des chariots de munitions ou se tenaient à califourchon, presque lascives, sur la gueule des canons. Des hommes, travestis en femmes, portaient la culotte sous le jupon et marchaient en balançant mollement les épaules. Le noble avançait au même rythme que la maquerelle, l’artisan ou le goujat. Et tout cela se tamponnait, zigzaguait en désordre, au son du fifre et du tambour, braillait, mangeait, buvait et chantait à tue-tête. Au milieu de la colossale mascarade, comme prisonniers de leur carrosse doré, l’air triste, déconfit, presque aux abois, le roi et la famille royale. Enfin, achevant le tableau, deux emblèmes monstrueux, des têtes décapitées, fichées au bout de leurs piques comme les cervelas et les miches de pain l’étaient à la pointe des baïonnettes. Le rire et la mort, la mort et le rire semblaient être la devise de cette colonne à la fois macabre et festive.
    Le regard d’Antoine s’arrêta, horrifié, sur la première de ces têtes à qui son porteur faisait effectuer d’obscènes révérences.
    — Alors, Jean-foutre, prosterne-toi devant la Nation, beugla le drôle.
    La seconde, à demi défigurée, était brandie par un marmouset qui allait nu-pieds. La scène était ahurissante. Un enfant portait la tête d’un autre, du moins celle d’un jeune garde de dix-huit ou vingt ans. La figure de la victime était atrocement mutilée, son œil droit s’échappait de l’orbite, le nez était en bouillie et de sa bouche entrouverte jaillissait une écume noire. Le petit porteur avait des mèches de cheveux collées par le sang qui avait ruisselé sur lui. Antoine éprouva un sentiment d’effroi mêlé de

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