Dans l'ombre des Lumières
dégoût. Son visage, ses mains devinrent blêmes, presque cadavériques, comme s’ils n’étaient plus irrigués. Il se retint de vomir. Il s’écarta un peu de la foule et alla s’asseoir contre une borne pour recouvrer ses esprits.
Il resta ainsi, pendant un moment, la bouche pâteuse, l’air hagard. Ce spectacle lui rappelait le massacre de son prisonnier suisse. Le visage terrorisé de cet homme ne l’avait jamais vraiment quitté. C’était toujours le même cauchemar, l’impression obsédante d’être complice d’un meurtre.
Au bout d’une demi-heure, il s’apaisa. Il ne s’était pas accoutumé à ces têtes décapitées, qui dansaient au rythme des carmagnoles, mais se sentait légèrement anesthésié. Il eût aimé les voir comme de simples calebasses, de vulgaires baudruches ou quelques baguenaudes pleines de vide.
Il fronça les sourcils. Son attention venait d’être alertée par un roulement de tambour dont la cadence, légèrement arythmique, lui parut familière. Il vit bientôt se détacher la silhouette gesticulante et joyeuse de Pierre, lui-même escorté par la plupart des gueux, ses confrères. Même le divin Caboche, alias Chartier, avec sa gueule de carême-prenant et son nez de courge enluminé, était de la fête ; seul Jacques-la-Mule manquait à l’appel.
— Ohé pitchoun ! héla le Toulousain.
La ferveur de l’enfant redoubla lorsqu’il aperçut Antoine. Cette rencontre inopinée constituait pour lui l’apothéose de sa journée révolutionnaire. Il courut vers son aîné sans même arrêter de tambouriner.
— T’étais pas à Versailles, t’as tout raté hein ? Dis ?
Pierre parlait avec précipitation, comme s’il craignait que ses paroles ne s’évanouissent dans l’indifférence générale, ce qui arrivait d’ailleurs fréquemment.
— Non, pitchoun , je n’y étais pas. J’avais fait mon service la veille. Mais tu vas bien me conter tes exploits. Enfin, si tu cesses un instant de battre ta caisse comme un damné…
Pierre s’arrêta. Il sourit ; c’était sa façon de remercier Antoine pour le tambour.
Jeanne observait le Toulousain avec bonté. Elle se réjouissait visiblement. Son expression pudique était touchante. Loisel n’arrivait pas à concevoir qu’elle eût participé à l’équipée sanglante.
— Nous sommes fatigués et nous avons faim, déclara Henriette sans autre préambule.
Elle avait la posture d’un pot à deux anses, comme on disait dans le peuple pour signifier qu’une personne se tenait les bras en équerre et les poings fermés sur les hanches. Cette position incarnait toute la gouaille des poissardes, leur humeur batailleuse, leur effronterie légendaire. Henriette, qui était seulement fripière, s’était souvent prise par les cheveux avec les furieuses de la Halle. Les pugilats entre mégères étaient redoutables et n’avaient rien à envier à ceux des hommes. Pour une place réservée au marché, la défense d’un privilège, ces douces colombes se muaient en chattes furieuses, sortaient leurs griffes, et se sautaient au visage.
— Mille bombes ! La drôlesse a raison, rugit Caboche, j’ai une grande envie de me refaire le bec. Si Monsieur veut bien nous avancer le prix de nos séances, évidemment !
Ce diable de cabotin, cet avale-tout-dru trépignait de gourmandise avec sa tête joufflue de souffleur de boudin, son ventre à la maître d’hôtel et son costume aussi bariolé que la chandelle des Rois. Le peintre hésitait. Il voulait inviter les gueux à la taverne, mais l’émotion l’avait terrassé. Le regard de Pierre et la peur de se retrouver seul achevèrent toutefois de le convaincre.
Ils s’installèrent dans un endroit mal famé. Alecto et François détaillèrent Antoine avec une mine baveuse de détrousseurs.
On leur servit du vin clairet et quelques salaisons bien grasses.
— Et maintenant, contez-moi cette promenade patriotique, dit le Toulousain.
— C’est moi qui commence, fit Pierre de sa voix aiguë.
— Tais-toi petiot, imposa Henriette, honneur aux femmes ! Sans nous, on aurait point daubé ces foutus aristocrates ni ramené d’la brioche à Paris. Dame ! Avec le boulanger, la boulangère et le petit mitron.
— Mais moi j’ai battu la générale avec mon tambour !
— Tais-toi, babouin ! Tu causeras plus tard.
Pierre serra les dents et fit claquer son talon sur le sol. Caboche approuva la décision d’Henriette d’un hochement de tête,
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