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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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s’étaient enroulé de grosses cordes autour du ventre pour accrocher les aristos à la lanterne. Beaucoup étaient remontés contre la reine, ils voulaient jouer à la boule avec sa tête et faire des cocardes blanches avec ses tripes, qu’y disaient. D’autres ont crié : « La voilà la sacrée putain, il faut l’emmener au Val-de-Grâce ! » Et puis d’autres répondaient : « Pas besoin de son corps, il faut seulement porter sa tête… » Ils se sont rués comme des furieux sur ses appartements. Les gardes du corps ont essayé de les arrêter. Dans la mêlée, un des nôtres a été tué d’une balle par un de ses camarades. On l’a étendu, raide mort à l’extérieur. Alors, les hommes, qui avaient saisi un garde du corps, l’ont agenouillé devant le cadavre en lui disant qu’il allait payer. La terreur de ce pauv’ nobliau faisait peine à voir. Et puis…
    — Et puis ?
    — Et puis, un homme de petite taille, assez gros s’est approché. Il avait un regard à faire crever de peur, avec les bras nus jusqu’aux coudes, une longue barbe noire et un haut-de-forme aux bords ronds. Il était armé d’une hache qu’il agitait en l’air comme un forcené. C’est lui qui a coupé la tête du premier garde. Tu dois le connaître, un chiffonnier qui servait de modèle à l’Académie de peinture.
    — Connais pas…
    — Moi je l’ai vu de près, dit Jeanne. Il était calme comme un revenant. Il a été tranquillement demandé du tabac au concierge de M. de Talaru, la chemise encore dégouttante de sang et sa cognée sur l’épaule. Ses mains rouges, qui venaient de tailler dans les chairs, ne tremblaient même pas ; son regard était lisse et calme. Il avait presque l’air doux d’une mère qui vient de coiffer les cheveux de sa fille.
    — Tandis que toi, t’avais les yeux rouges de larmes, dit Pierre, j’t’ai vue.
    — Tais-toi donc, mon bellot.
    — Bah ! fit Henriette, voilà bien des histoires pour un aristocrate. Et comme dit c’t’autre : quand on crache en l’air, ça retombe sur le nez.
    Jeanne ne répondit pas. Antoine la regardait avec un mélange de curiosité et d’admiration. Elle manifestait toujours cette humanité qui la rendait attirante.
    — Voilà, c’était presque fini. Ils en ont décapité un second. Heureusement pour les autres, la garde nationale et son commandant ont persuadé le peuple de les épargner. Après ça, le roi est venu au balcon, puis ça a été le tour de l’Autrichienne accompagnée de La Fayette. Derrière moi une femme a crié : « Vive la reine ! » Mais un citoyen lui a dit de se taire pendant qu’une bande de mégères, postées près du balcon, insultait Antoinette et crachait par terre. Enfin, la paix est revenue. Le roi rentrait à Paris.

IV
    Loisel quitta les gueux. Il était songeur. Les images défilaient en désordre ; il voyait des figures tordues par des cris silencieux, des hennissements de chevaux muets, et ce regard si particulier qu’ont les hommes devant la mort. Le peintre avait l’impression de revivre lui-même les scènes de Versailles, le sentiment d’endosser tous les rôles, d’être à la fois la victime expiatoire et le bourreau.
    Il pensa à Mlle de Morlanges. Elle se détournerait sans doute de lui et de la Révolution. Amélie ne tolérerait jamais un tel déchaînement de violence. N’était-ce pas ses semblables qu’on assassinait ? De jeunes officiers à la peau blanche, à l’esprit plein d’idéal monarchique, de règles et d’illusions saintes ; des cadets tout pimpants, des pages qui se tenaient raides à la parade, parfois imbus de leur supériorité de caste, ou alors des sujets timides, dociles, à la fois bon fils, bons soldats et bons frères.
    Il songea à un autre univers, celui de Pierre, qu’il ne croyait ni pire ni meilleur que le précédent, car au fond, pour Antoine, seuls les êtres comptaient. Il ne parvenait pas à juger le petit tambour, son indifférence apparente devant le sang qui tintait la Révolution et la manière qu’il avait de tout considérer comme un jeu. Et ses problèmes de conscience à lui, Antoine Loisel, n’étaient peut-être que des bégueuleries de petit-maître, des offuscations bourgeoises. Il doutait encore. Tout cela semblait si irréel, des corps humains dépecés, des vies qui n’étaient plus rien, pas même une dépouille, pas même le cadavre d’Hector traîné derrière le char d’Achille.
    Le Toulousain

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