Dans l'ombre des Lumières
s’adressa plus qu’au prêtre. Amélie et Antoine se dévoraient des yeux. Rien d’autre n’existait. Ils s’épiaient, se surprenaient au détour d’une pensée ou d’un geste anodin. La marquise les étudiait depuis un moment. Elle avait une expression étrange. Ce n’était pas le regard pervers de Gabrielle, mais une sorte d’ahurissement devant le spectacle énigmatique de l’amour.
Antoine n’y prêta aucune attention car il suivait déjà la conversation du marquis.
— Je suis inquiet de l’effervescence qui gagne aujourd’hui nos campagnes, confia le père Leretz. Plus de vingt paroisses sont prêtes à se soulever. On ne parle que de la hausse du prix du blé. Savez-vous que des gentilshommes font circuler un libelle incendiaire dans le pays ?
— Oui, je l’ai lu, répondit Morlanges, impassible.
— Les domestiques de M. Baudry d’Asson haranguent les paysans sur le parvis des églises. Ils leur déclarent que l’Assemblée nationale veut les faire mourir de faim et mille autres pauvretés de ce genre.
— Tout cela ne nous regarde pas, maugréa Morlanges. Gabriel Baudry d’Asson envoie ses domestiques prêcher la révolte ? Son frère, le chevalier, n’a-t-il pas commandé la garde nationale de Fontenay ? Que tous ces marauds se débrouillent avec l’incendie qu’ils ont eux-mêmes allumé.
Le prêtre examina le marquis, l’air sceptique.
— Quoi qu’il en soit, reprit le père Leretz, beaucoup de gentilshommes prennent aujourd’hui un parti. Les uns suivent la Révolution, les autres s’en vont à l’étranger pour rétablir la monarchie dans tout son lustre.
— Eh bien, je n’aime ni les uns ni les autres. Qu’on nous laisse donc vivre en paix ! L’émigration est une affaire de riches. Hier encore, tous ces cuistres allaient se pavaner à Versailles, la goule enfarinée comme celle de leur guenon. Ils peuvent se permettre aujourd’hui de déguerpir à la manière des lâches. D’autres n’en ont ni l’envie ni les moyens. J’ai assisté aux assemblées de la noblesse, à Poitiers, pour l’élection des états généraux. Certains gentilshommes y sont venus habillés en simples paysans ; quelques-uns étaient même si pauvres qu’il a fallu leur procurer une épée et solder leurs frais d’auberge… Ceux-là ne représentent qu’une infime partie de la noblesse, je le sais. Mais, croyez-moi, riches ou gueux, beaucoup ne pensent pas à émigrer.
— N’y avez-vous pas songé vous-même ? Après tout, ce n’est pas seulement une question d’argent ; je connais quelques hobereaux dans le besoin qui ont déjà quitté le royaume.
— Celui qui me fera abandonner Morlanges n’est pas encore né, Monsieur le curé.
— Je vous comprends… L’émigration est selon moi une lourde faute. Plus que jamais, la Nation a besoin de ses enfants.
— Certainement, s’enflamma le marquis, mais je ne suis pas sûr qu’elle ait besoin de tous ces petits bâtards incestueux qui veulent si violemment la forcer… Le dernier des laquais se donne aujourd’hui des airs d’importance parce qu’on lui a révélé qu’il était le nouveau souverain. Voyez comme l’avocat de province, le modeste médecin ou le petit artisan à peine sorti de son échoppe, se décernent le titre grotesque de sauveur du genre humain ! Et avec quelle morgue ces mêmes bourgadins considèrent nos paysans ! L’arrogance qu’ils nous reprochent n’est rien comparée à celle dont ils font preuve envers le petit peuple des campagnes… De toute manière, je ne compte pas fuir devant eux. Vous le savez, je ne partage pas votre enthousiasme pour la Révolution. Je n’aime pas cette façon de rabaisser la noblesse. L’égalité devant l’impôt fut un acte de justice, mais je tiens à conserver les distinctions que nous avons obtenues en versant notre sang pour le service de l’État. Je ne réclame pas l’aumône, Monsieur le curé, seulement la reconnaissance qui nous est due.
La tension était palpable. Le père Leretz préféra ne pas insister. La marquise s’agita soudain sur sa chaise.
— Savez-vous que M. Loisel est membre de la garde nationale de Paris ? dit-elle.
C’était bien la première fois qu’elle ouvrait la bouche. La plupart des convives se regardèrent un peu gênés. Chacun guetta la réaction du marquis.
— M. Loisel est sans doute un bon sujet, grogna Morlanges, sardonique, mais il ne suffit pas de porter l’uniforme pour être
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