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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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ben non, j’aime pas le peuple quand il se met de la moutarde au cul les jours de carnaval, j’aime pas le peuple quand il va voir des animaux se bouffer dans les arènes, près de Saint-Laurent, parce qu’une bête qui souffre et qui crève, ça le fait rire ; j’aime pas le peuple quand il se promène en troupeau et qu’il gueule avant de découper la première tête d’aristocrate qui passe, la première tête que sa bêtise et l’intérêt du bourgeois lui auront montrée du doigt. Saletés d’esclaves !
    — Et toi, t’es qu’un porc, une pourriture de traître ! Attends voir un peu, mon salaud, un jour les aristos comme toi fermeront leur sale gueule, et ça ira !
    — Allons ! Allons ! tonna Caboche, furieux, respectez le lieu où vous êtes et nos hôtes, foutre Dieu !
    — Tu vois, mon bon Antoine, dit Henriette, après tout il a raison l’infirme, ça cause pas correct le peuple, ça a pas de bonnes manières. Je suis sûre qu’en ce moment, tu trouves qu’on est vulgaires, qu’on crie, qu’on a de la haine, et pis t’aurais bien raison, parce que moi j’ferais bien tomber quelques tronches comme celle de ce bougre d’abbé Sieyès qui trouve qu’on est passifs.
    Antoine fronça les sourcils et la Cabriole se fit violence pour se taire. Elle avait le visage encore défiguré par la rage. Jacques-la-Mule avait accueilli son flot d’injures avec flegme, comme si plus rien ne pouvait désormais l’offenser.
    Jeanne tenta de calmer la situation.
    — Bah ! On s’y rendra quand même à la Fédération, tu le sais bien, Antoine, on est des patriotes.
     
    Les jours suivants la défiance et les rancœurs accumulées s’effacèrent devant la liesse générale. La préparation de la fête suscita une émulation exceptionnelle. Chacun voulait y participer, quels que fussent son âge, son sexe, sa profession. Dès l’aube, les bandes joyeuses se dirigeaient vers la barrière de la Conférence et l’École militaire. Gens de corporations ou de sections, femmes et enfants, ouvriers et bourgeois, tous venaient travailler, précédés par les bannières et la musique de la garde nationale, la pioche ou la pelle posées gaillardement sur l’épaule. Bordée au loin par les collines de Chaillot et de Passy, la plaine ressemblait à une véritable fourmilière.
    Les Loisel se rendirent au Champ-de-Mars comme les autres. Ils furent aussitôt galvanisés par le spectacle de cette foule laborieuse et bigarrée qui s’agitait en désordre. Les citoyens creusaient et charriaient la terre, poussaient des brouettes, transportaient à mains nues d’énormes pierres. On croisait des porteurs d’eau, des forts de la Halle, des perruquiers, des comédiens ou encore quelques prêtres en soutane. Il se dégageait de cette masse un fort sentiment d’unité et de fraternité. L’abnégation donnait lieu à de constantes surenchères. Les maires des villages voisins, suivis de leurs paysans, se présentaient la bêche à la main et l’écharpe en bandoulière ; les ouvriers du pont Louis-XVI se mettaient à l’ouvrage après leur rude journée de travail tandis que les passeurs de la Grenouillère attendaient le soir pour remuer la glaise. De temps à autre, la foule ondoyait sous les vivats. C’était le roi qui passait, La Fayette, Bailly ou quelques députés de l’Assemblée nationale…
    Le 8 juillet, Amélie et Antoine prirent une pelle et se mirent à la tâche. Comme les ondées étaient fréquentes, ils piétinèrent très vite dans la boue ; mais ils s’en amusèrent ; toute cette besogne était d’ailleurs ponctuée de badinages et de rires. Aux heures chaudes, quand le vent chassait enfin les nuages, on voyait de francs gaillards, le torse nu, s’éponger le front avec le dos de la main, puis aller boire au tonneau un verre de vin. De temps à autre, d’élégantes bourgeoises conduisaient des voitures chargées de victuailles afin de défrayer la troupe. Et tout ce beau monde travaillait en chantant le Carillon national.
    Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira.
    Les aristocrates à la lanterne…
    La joie était si intense qu’on ne prêtait plus aucune attention à la violence des paroles. On plaisantait ; on menaçait les aristocrates d’un air bon enfant. La bannière des charbonniers annonçait leur dernier soupir tandis que la flamme des bouchers figurait un large couteau avec cette inscription fatale : « Tremblez, aristocrates ! Voici les garçons bouchers ! »

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