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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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précaution sur le plancher, tandis que Pierre se dissimulait derrière la silhouette massive de Baptiste.
    Amélie perçut bien vite les sentiments que Jeanne portait à Antoine. Mais il n’y eut pas de rivalités entre elles ; Amélie, qui avait triomphé depuis longtemps, ne tirait aucune vanité de sa victoire, et Jeanne n’était pas d’un naturel envieux.
    Le petit tambour surgit au milieu du groupe. Il paraissait s’arracher du flanc de Baptiste. Il considéra Amélie d’un air bougon, baissant les paupières lorsqu’elle l’interrogeait et détournant la tête quand elle essayait de le cajoler. Mais, les jours suivants, les réponses de l’enfant furent déjà moins lapidaires, ses regards moins fuyants, et, au bout d’une semaine, il posait des yeux curieux sur la jeune femme.
     
    Antoine acheva son chef-d’œuvre au début de juillet, un an après son arrivée à Paris. Pour marquer l’événement, il invita les gueux à contempler le travail auquel ceux-ci avaient tant contribué. On commanda un repas chez le traiteur et les services d’un joueur de vielle. Les membres de la petite troupe, nippés de frais, découvrirent alors l’œuvre finale. Antoine avait su donner tant de force à leurs expressions qu’ils restèrent médusés. À la grande surprise du Toulousain, Caboche se révéla le plus sensible de la bande ; cette mine paillarde, cette grosse figure, qui arborait d’habitude les grimaces les plus bouffonnes, s’enveloppa soudain d’émotion. Était-ce parce que le peintre n’avait rien omis des grandes rides qui lui barraient le front, ou qu’il avait si bien représenté l’ambiguïté du rire derrière lequel Chartier dissimulait sa mélancolie ? Antoine ne voulait pas remuer le fer dans la plaie ; il demanda au musicien de jouer. On dansa et on rit, puis, après une heure de réjouissances, les gueux saluèrent leurs hôtes.
    — Viendrez-vous à la Fédération ? demanda Antoine machinalement.
    Il y eut un silence embarrassé.
    — Eh bien ? Qu’y a-t-il ?
    Les gueux se regardèrent pour savoir lequel d’entre eux allait répondre.
    — Vas-y, toi, Jeanne, dit Henriette, ou toi Caboche, vous causez mieux que nous autres.
    Chartier indiqua d’un geste qu’il n’avait pas envie de parler et Jeanne s’avança pour prendre la parole.
    — Pourquoi irions-nous à cette fête ? demanda-t-elle. Sommes-nous quelque chose dans la Nation ?
    — Comment ça ?… Vous êtes le peuple… enfin… vous êtes tout…
    — Tout ? Non, nous ne sommes rien. C’est bien ce que nous ont expliqué ces messieurs de l’Assemblée nationale. Nous n’avons même pas le droit de voter ; nous sommes trop pauvres pour ça, nous, les « citoyens passifs », comme ils disent.
    — Ah ! Passifs ! Morgué ! jura bruyamment Henriette, comme si elle allait cracher sur le sol.
    — Oui, passifs, continua Jeanne ! Moi, qui me lève avant l’aube pour trimer jusqu’à la nuit tombée, moi qui n’ai d’autre espoir que de crever dans la misère où je suis née ; moi qui dois ravaler ma dignité et mendier mon pain quand il n’y a plus d’embauche…
    Elle s’interrompit pour saisir la main de Pierre d’un geste rapide.
    — Regarde ! Tu les trouves passives ces mains-là ? Regarde-les Antoine, comme elles sont crevassées, comme elles sont laides, avec leurs ongles noirs et ces doigts qui semblent des moignons. Passif ? Pierre, qui travaille depuis l’âge de huit ans ? Passif ? Baptiste, qui croule toute la journée sous le faix ? Quelle horrible injure vous nous faites là, Messieurs les muscadins…
    — Ouais, acquiesça la Cabriole, nous les petits, on était bien bons pour aller se faire tuer à la Bastille ou pour ramener le gros Louis et sa putain à Paris. Quoi ! C’est ça ? On est des citoyens quand y faut courir sous la mitraille, mais pas pour voter. Il a foutrement raison Robespierre.
    — Et toi, Jacques, demanda le peintre, qu’en penses-tu, tu ne dis jamais rien ?
    — Moi ? dit l’infirme. J’m’en fous.
    — Ah ! Ça, c’est un peu fort, se révolta Henriette. Il s’en fout de sa misère le drôle ! Comment ça, tu t’en fous, bougre d’âne ?
    — Parce ce que les pauvres sont autant à dégueuler que les riches, voilà pourquoi.
    — T’aimes pas le peuple, mugit la Cabriole, scélérat, fils de garce, assassineur de morts  !
    — C’est quoi ça le peuple ? Moi, j’connais que des hommes. Et pis tu vois, et

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