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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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plusieurs mois, Antoine n’avait pu dessiner sa femme. Chaque fois qu’il le lui avait proposé, elle s’était cabrée, tant l’image de la jolie putain des boulevards hantait son esprit. Gabrielle, qui connaissait bien sa nièce, avait touché là un point sensible. L’intelligence du mal, ce n’était pas d’avoir jeté la suspicion sur les sentiments d’Antoine, c’était, plus sournoisement encore et, bien que les choses fussent liées, de ramener Amélie au désastre de son enfance, de lui signifier qu’elle aurait pu être remplacée par opportunisme, pour une simple question de circonstance, à cause d’une vulgaire coucherie et, qu’au fond, elle n’était là que par accident. Le pire ce n’était pas de la faire douter d’Antoine, c’était de la faire douter d’elle-même, comme on accompagne une pente naturelle, comme on réveille une vieille blessure dont l’ultime saignement masquerait l’origine. Mais Amélie avait compris que, si elle ne réagissait pas, cette souffrance allait gangrener sa vie. Elle avait décidé de s’en purger comme d’un venin. Alors qu’Antoine travaillait un matin à l’une de ses toiles, elle lui avait demandé de devenir son modèle et de poser nue pour lui. Le peintre était resté un moment interdit, puis lui avait souri.
    Cette fois, loin d’assécher l’inspiration artistique, l’agacement des sens n’avait fait que la stimuler. La peinture était devenue le prolongement de la jouissance amoureuse ; elle servait d’intermédiaire entre l’homme et la femme, de même que la femme reliait le peintre à l’œuvre d’art. L’adéquation semblait parfaite. Il fallait alimenter cette passion à deux visages, lui offrir des offrandes variées comme à une idole à la fois exigeante et insatiable.
    Antoine redécouvrait chaque jour l’insolente beauté d’Amélie, son corps élancé, son intelligence mobile et chaleureuse, sa douceur empreinte d’impétuosité, parfois même de violence, enfin cette grâce à côté de laquelle les femmes les plus belles lui paraissaient ternes. Il aimait observer ses moments de mélancolie, ses absences, la profondeur singulière de son expression et l’éclat particulier qu’avaient alors ses yeux noirs. Ensemble, ils étaient entrés précocement dans cette période de la vie où la passion se mêle de tendresse, où l’intimité n’a pas encore cédé le pas aux habitudes ; tout ce qui était impossible à partager leur paraissait sans relief, avorté, et comme perdu d’avance.
    Le métier d’Antoine lui offrait de nombreuses satisfactions. Il avait rencontré un réel succès dans sa peinture et quelques-unes de ses toiles s’exposaient désormais au Louvre. Quand il ne peignait pas, il donnait des leçons auxquelles assistait fréquemment le petit tambour. Il avait pris l’orphelin sous son aile au lendemain de la Fédération. Pierre avait maintenant quatorze ans ; sa voix avait mué et, bien que les privations de l’enfance lui eussent façonné une silhouette un peu chétive, son corps s’était développé. Il jouissait d’une endurance physique assez rare ; les soins que lui avait prodigués Amélie avaient réparé, en partie, les dégâts causés par la misère.
    Pierre avait de réelles dispositions pour la peinture. Mais, lui aussi, avait été rattrapé par son passé ; une malédiction s’attachait à ses pas, le suivait de près, épiant ses efforts, l’observant se débattre d’un air goguenard.
    Antoine ne croyait pas en cette fatalité-là. Il s’était battu et se battrait encore. Ces deux années lui avaient donné partiellement raison. Pendant un temps, Pierre s’était révélé un élève assidu ; mais, lentement, inexorablement, il avait recommencé à écouter les appels de la rue ; il trépignait comme un animal encagé qui rêve de retourner dans sa forêt d’origine. L’histoire elle-même contribuait à ruiner les projets d’Antoine. Au moment de Varennes, il était intervenu pour que l’enfant servît officieusement de tambour auprès du bataillon de Saint-Marcel. Il ignorait bien sûr, qu’en agissant ainsi, il lui mettait la corde au cou. C’était comme dans les tragédies grecques où le héros, voulant échapper au destin, ne fait en réalité que lui prêter la main. Le faubourg Saint-Marcel n’était pas le foyer révolutionnaire qu’il deviendrait plus tard et Antoine pensait que Pierre avait besoin de cette armature. Il était loin

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