Dans l'ombre des Lumières
la nature depuis les croisées de la ferme. Au bout de quinze jours, Amélie avait déjà acquis une sorte de maturité dans les caresses. Antoine était surpris de la rapidité avec laquelle elle avait appris à se mouvoir et à épouser son corps. C’était déjà une femme qui le chevauchait lascivement tout en conservant cette fraîcheur et cette timidité qui la rendaient si séduisante. Ses longs cheveux châtains tombaient en pluie, nimbaient le visage du peintre, chatouillaient son front ou sa poitrine. Seul le crépitement du feu se mêlait au souffle haletant d’Antoine et aux gémissements de sa femme.
À la fin de la deuxième semaine, ils commencèrent à sortir, puis à battre la campagne avec la curiosité avide des jeunes amants. Amélie voulait communiquer à Antoine son amour de la Vendée. Ils gravirent le mont des Alouettes, une colline qui ne culmine qu’à 230 mètres, mais d’où l’on domine parfaitement le paysage. Ce jour-là, le temps était suffisamment clair pour distinguer les tours de Saint-Pierre de Nantes et la flèche de Luçon. La vue était magnifique. De cette hauteur, la succession des bois et l’entrelacement des haies vives donnaient l’impression qu’une immense forêt couvrait la région. Le bleu légèrement plombé de l’océan bordait ce camaïeu de vert que traversaient les sillons moirés des fleuves et les méandres argentés des ruisseaux. Avec son regard de peintre qui avait l’habitude de naturaliser les hommes ou de personnifier la nature, Antoine s’imagina un géant de verdure au torse mamelonné et raviné par les boursouflures d’une longue balafre hercynienne. Du mont Mercure jusqu’aux petites croupes échevelées de ronces et d’aubépines, c’était l’ultime contrefort du massif armoricain que la Vendée portait crânement en bandoulière. Et de la masse feuillue émergeaient quelques toits de fermes, les ailes d’un moulin, la flèche d’un clocher ou la croupe bleuâtre d’une colline. Au sud-ouest, le nœud gordien végétal s’étiolait devant la plaine. Mais vers le nord, il avançait triomphalement, frangeait la Maine et la Sèvre nantaise, pour enfin buter sur les vignobles de la Loire.
Il y avait quelque chose d’émouvant dans le mont des Alouettes ; cette vieille tête sombre, ridée par la pluie et burinée par les vents, semblait penchée sur un passé immémorial ; et, de cette hauteur onirique, Antoine pouvait admirer les forêts profondes de la Gaule. N’était-ce pas ici un pays de légendes, peuplé de lutins, de feux follets et de druides ? Amélie ne disait rien ; elle communiait silencieusement avec cette terre dont elle épiait chaque vibration, suivant des yeux le mouvement rapide des nuages qui en sculptaient constamment les formes et en modifiaient les couleurs, baguenaudant de l’Anjou jusqu’aux marches de Bretagne.
VII
Les jeunes mariés avaient pleinement profité de leur séjour en Vendée, mais pour rien au monde ils n’eussent manqué la grande fête de la Fédération qui devait commémorer la prise de la Bastille et sceller le pacte national. En raison de leur exaltation, Amélie et Antoine avaient l’impression candide que leur vie privée épousait l’évolution même de la Nation. La foi dans la Révolution se traduisait par une adhésion intellectuelle et des élans proprement physiques. C’était une frénésie d’ordre religieux et la fièvre patriotique se vivait au sens littéral. S’ils conservaient un esprit critique, les Loisel partageaient l’ardeur d’une majorité de Français. Et, de même qu’à leur âge, on conçoit rarement l’imminence de la mort, ils n’imaginaient pas que les prémices de la guerre civile et de la Terreur pussent corroder l’édifice. Il y avait bien eu des complots aristocratiques, comme celui de Favras, mais on les avait châtiés. Ici ou là, des fanatiques de tous bords s’agitaient, les troubles se multipliaient, mais rien n’entamait l’enthousiasme révolutionnaire. Le roi lui-même donnait l’impression de soutenir le régime et l’on attendait avec confiance l’adoption de la Constitution.
Antoine ne voulait pas quitter la rue Mauconseil où il avait ses habitudes. Sous la pression d’Éléonore, Étienne d’Anville avait donc accepté de lui louer l’appartement contigu à sa chambre. Le couple put jouir ainsi de l’espace nécessaire pour fonder un foyer.
Amélie était radieuse ; elle profitait à chaque instant
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