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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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remarqué que Pierre jetait des regards avides sur sa toile, qu’il épiait ses gestes, sa technique. L’enfant apprenait sans rien dire. Il suffisait d’avoir un peu de générosité, de lui donner une chance, et il réussirait.
    Le peintre en était là de ses réflexions quand il entendit un brouhaha suivi d’une énorme clameur. Louis XVI venait d’apparaître par l’entrée de l’École militaire. Le monarque s’installa sous un dais surmonté d’un drapeau blanc, à côté du président de l’Assemblée. Des milliers de sabres et de bras se levèrent aussitôt pour le saluer. Puis les acclamations reprirent quand la reine hissa le Dauphin et le montra au peuple. Les Loisel remuaient en tous sens pour voir la famille royale mais, à une telle distance, ils ne distinguèrent que de vagues silhouettes.
    Les ondées étaient fréquentes ; des parapluies de toutes les couleurs s’ouvraient et se refermaient constamment. Certains disaient que les aristocrates avaient fait une neuvaine pour gâcher la fête ; d’autres qu’ils arrosaient la capitale de leurs larmes.
    Enfin, à trois heures et demie, Talleyrand, évêque d’Autun, accompagné de soixante aumôniers, commença à célébrer le saint sacrifice de la messe. Puis, au milieu d’un silence solennel, La Fayette monta jusqu’à l’autel où il prononça le serment civique au nom de la garde nationale. Il fut suivi par le président de l’Assemblée, les représentants du peuple et enfin le roi. Quand Louis XVI eut levé le bras vers l’autel et juré de protéger la Constitution, cent mille voix s’écrièrent dans une immense clameur : « Je le jure. » Antoine fut parcouru de frissons. Jamais il n’avait participé à une telle émotion collective. Jamais il n’avait eu l’impression de faire à ce point partie d’une même famille. Chacun savait, qu’à cet instant précis, toutes les communes de France prêtaient un serment identique. Et, pendant qu’Antoine jurait avec sa femme, le roulement des tambours, le fracas des canons, l’éclat des voix, annonçaient, jusque dans les moindres ruelles de Paris, l’affirmation du pacte national.

6
    Les noces de sang
    Deux ans plus tard,
    sur la route de Valenciennes à Paris, le 6 août 1792

I
    La voiture d’Antoine s’était immobilisée sur la grande route, près de Compiègne, afin de céder le passage à un bataillon de volontaires qui se dirigeait vers la frontière. La journée était ensoleillée. Malgré la longue étape qu’ils venaient d’effectuer, les hommes chantaient et affichaient leur gaieté. Les uns étaient en sabots, d’autres en souliers et certains ne possédaient ni armes ni uniformes. Le peintre observa un moment cette troupe fière, hétéroclite et débraillée. Devant lui, une cohue de fantassins, de vivandières, de chariots et de caissons d’artillerie, heurtait bruyamment le pavé. En passant près de sa voiture, des volontaires lui jetèrent des œillades indifférentes ou suspicieuses, tandis que d’autres, plus alertes, plus fraternels, le saluèrent d’un vivat patriotique. En quelques coups d’œil, un esprit exercé s’apercevait que cette armée-là n’avait jamais marché sous la mitraille ; les visages semblaient trop insouciants, les mines trop gaillardes ; ce n’étaient pas ces regards lourds et taiseux qu’avaient vus Antoine quelques jours plus tôt, ces expressions d’absence qu’il commençait à porter lui-même dans les pupilles, ces tournures si particulières, faites de lucidité désabusée, de fatigue et de dégoût qu’ont les cohortes de survivants au retour du feu. On ne distinguait pas davantage cette curieuse impression de détachement qu’on lit sur les figures émaciées des combattants, comme si leur corps se détachait de leur esprit pour mieux supporter la douleur physique ou mentale.
    Antoine ne répondait plus aux saluts. Il était déjà retourné à ses rêveries. Il profitait de l’attente pour penser à sa femme qu’il avait quittée trois mois plus tôt afin de rejoindre l’armée du Nord. Les deux premières années de vie conjugale lui revenaient à l’esprit. Malgré les difficultés qu’ils avaient rencontrées, malgré la fausse couche d’Amélie, ils avaient été heureux. À leur âge, tout, ou presque, pouvait se reconstruire. Le couple avait d’ailleurs recousu la plaie ouverte par Gabrielle. À vrai dire, les choses ne s’étaient pas apaisées aussi facilement. Pendant

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