Dans l'ombre des Lumières
Mais l’attention d’Antoine s’arrêta sur une autre formule, plus noble et tout aussi tranchante, une formule dont il ne pouvait alors imaginer la postérité et qui disait tout simplement : Vivre libre ou mourir.
En fin de journée, ils rentrèrent chez eux le corps rompu, les vêtements crottés jusqu’au ventre, mais heureux d’avoir contribué à la fête. Malgré le zèle désordonné des Parisiens, tout fut terminé en temps voulu et, le matin du 14 juillet, la mine fière, le cœur battant, les Loisel piétinaient déjà sur les boulevards.
Pierre les avait rejoints pour les accompagner au Champ-de-Mars et ils ressemblaient tous les trois à une véritable famille. La chaleur de l’accueil, le privilège de vivre l’événement aux côtés d’Antoine excitaient l’enfant qui ne cessait de piailler. Henriette et Jeanne lui avaient confectionné un habit aux couleurs de la Nation. Il ne portait pas de culotte, mais un simple pantalon et une carmagnole, qui était la veste courte des gens du peuple. Pour compléter ce costume, Jacques-la-Mule lui avait donné un vieux galurin orné d’un plumet tricolore. Le seul regret de Pierre était d’avoir abandonné son tambour, car seule la musique militaire était tolérée.
Amélie, qui tenait la main de l’enfant, portait un bonnet de gaze frappé d’une cocarde, une robe à la circassienne aux rayures tricolores et un jupon de linon orné de fleurs. Quant à Antoine, il avait revêtu son uniforme de la garde nationale.
Ainsi harnachés, le trio alla rejoindre le corps de la troupe qui stationnait depuis six heures du matin sur le boulevard du Temple. Imposant spectacle ! Un détachement de cavalerie se tenait en tête avec son étendard et ses trompettes, suivi d’une compagnie de grenadiers et de sa musique. Après différents groupes, au cœur d’une forêt d’instruments, d’armes et de drapeaux, venaient les gardes nationales des quatre-vingt-trois départements, les troupes de ligne et celles de la marine. Antoine chercha les représentants de la Haute-Garonne au sein de cette foule immense ; mais il ne les vit pas.
La progression du cortège fut extrêmement pénible ; il pleuvait des trombes d’eau et la longueur de la colonne obligeait à marquer des pauses fréquentes. Depuis les fenêtres, les Parisiens faisaient passer aux soldats affamés du pain, de la viande froide et du vin. Un peu partout, on entendait crier « Vive la Nation ! » et « Vive le roi ! »
Ils longèrent le boulevard jusqu’à la rue Saint-Denis, suivirent les rues de la Ferronnerie, Saint-Honoré et Royale, puis débouchèrent sur la place Louis-XV où les attendaient les députés de l’Assemblée. Des pelotons de porte-drapeaux vinrent se placer en haie d’honneur pour les escorter jusqu’au Champ-de-Mars. On longea ainsi le Cours-la-Reine et le quai de Chaillot jusqu’à la barrière de la Conférence. La foule était si dense que les toits des maisons et les arbres eux-mêmes étaient noirs de monde. Et ce n’est qu’à midi, soit quatre heures après le départ, que le cortège traversa enfin la Seine sur un pont de bateaux.
Le trio entra au Champ-de-Mars par l’arc de triomphe qui se dressait en face de l’École militaire. Après en avoir observé les inscriptions et les allégories, ils allèrent s’asseoir en haut des gradins que frangeait la cime des arbres. Les doyens d’âge de la milice et des troupes de ligne s’installèrent au milieu du cirque, près de l’autel où fumait l’encens, pendant que les autres grimpaient sur les gradins ou déployaient leurs oriflammes. Antoine éprouva une certaine émotion en voyant ces vieux chevaliers de Saint-Louis coudoyer les bourgeois de la garde nationale. Tout ici respirait l’unité. Il n’y avait plus ni nobles ni roturiers, ni Provençaux ni Bretons, seulement des citoyens français.
Près de lui, le visage de Pierre s’assombrit soudain. Il venait d’apercevoir un groupe de marmousets en uniforme. Coiffés de leur bonnet de grenadier, les enfants s’étaient rangés en ligne à cent pas de l’autel ; ces apprentis militaires, qui n’avaient pas plus de douze ou treize ans, étaient les élèves du bataillon L’Espérance de la Patrie . Antoine ne dit rien, il se promit seulement de faire entrer l’orphelin comme tambour dans sa section avant de lui trouver un emploi. Peut-être lui apprendrait-il à dessiner, rien ne lui semblait impossible. Il avait souvent
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