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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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d’une liberté dont elle savait apprécier la valeur. Les jeunes filles de son milieu ne sortaient d’ordinaire du couvent que pour se marier. Elles attendaient sagement, les yeux baissés, pendant que leurs parents discutaient les clauses du contrat sur le coin d’une table, comme le feraient deux épiciers au fond d’une boutique. Les mœurs de la bourgeoisie n’étaient pas bien différentes, mais le père d’Antoine avait des idées libérales. Amélie ne subirait plus d’humiliations comme à Morlanges. Pour la première fois de sa vie, elle était libre de se déplacer, libre de parler et de penser. Bien plus qu’Antoine, elle associait étroitement son indépendance à la mutation politique du pays. Elle avait oublié sa condition. L’abolition de la noblesse, décrétée en juin, l’avait même laissée indifférente. Tout cela n’existait plus et, depuis qu’elle était à Paris, elle vivait comme une petite-bourgeoise de la capitale. Elle ne désavouait pas ses origines, elle n’y songeait même pas.
    Paradoxalement, ce sont des gens du peuple qui lui rappelèrent sa naissance. Dans le quartier, les babillages allaient bon train ; tout le monde savait que la citoyenne Loisel était d’extraction noble. Un jour, alors qu’elle faisait ses courses, la femme du boucher la considéra avec une hostilité marquée. Ses yeux disaient : « Tu fais moins la fière, depuis la Révolution, hein ? Sale putain ! » Amélie rentra chez elle très troublée, mais elle comprit rapidement les raisons d’un tel accueil. Elle éprouva une sensation similaire le jour où elle rencontra le secrétaire de Virlojeux. L’homme avait le teint glaireux, l’expression dédaigneuse et inquisitoriale. Dès qu’il vit la jeune femme, il la dévisagea avec des yeux injectés de haine. On eût dit qu’il allait lui faire payer ses propres bassesses, toutes celles que sa nature vile lui avait fait commettre et qu’il justifiait au nom de la lutte contre le despotisme.
    Amélie n’y songea pas longtemps. Elle avait mille choses à faire et ses journées lui semblaient trop courtes. Elle aidait Antoine dans sa peinture, préparait ses toiles, broyait ses couleurs et s’occupait des tâches ménagères avec Mathilde, la jeune servante que le couple avait embauchée. Chaque jour ou presque, elle accompagnait son mari aux Jacobins et au Manège des Tuileries. Ils parlaient ensemble de politique, commentaient les décisions des députés, évaluaient l’attitude des ministres. Parfois encore, ils s’installaient dans un café pour éplucher les gazettes. Le reste du temps, Amélie allait se promener seule ou prendre le thé avec Éléonore. Enfin, sa vie avait toute l’apparence de ce qu’on appelle vulgairement le bonheur.
    Elle était fascinée par le travail d’Antoine, par cette façon qu’il avait de se concentrer, comme si, subitement, plus rien n’existait autour de lui ; loin de s’en offusquer, elle profitait du silence et de l’immobilité de son mari pour l’observer. Elle eût tout donné pour le rejoindre dans cette autre dimension et jouir, elle aussi, de cette liberté. Génie ou pas, peu lui importait, mais s’évader, pendant des heures, dans un univers qu’elle façonnerait à sa guise, se créer une sorte de refuge qu’elle pourrait rejoindre à volonté…
    Avec le temps, elle prit un peu d’assurance ; elle commença à discerner les défauts d’un tableau puis à conseiller le peintre. Antoine ne se vexait pas. Il écoutait au contraire et prenait souvent en compte les suggestions de sa femme.
     
    Il ne tarda pas à lui présenter les gueux ; Amélie en avait tellement entendu parler et les avait si souvent vus représentés, qu’elle eut la sensation de les connaître. Le salon des Loisel ressemblait davantage à un atelier d’artiste qu’à un intérieur bourgeois ; il était cependant insolite d’y voir paraître tous ces misérables. Seuls Alecto et François reçurent l’interdiction formelle d’y pénétrer, Antoine estimant, non sans raison, qu’il ne pouvait fréquenter de pareilles canailles.
    Les gueux se présentèrent un dimanche matin. Ils ouvrirent de grands yeux en découvrant le nouvel appartement des Loisel. Ils avancèrent maladroitement et se bousculèrent tout en gardant un silence respectueux. Même Henriette et Caboche, d’habitude si bavards, ne dirent pas un mot. Jacques-la-Mule, qui avait attaché son chien à l’extérieur, boitillait avec

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