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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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un homme maintenant et ton père a sans doute besoin de la tendresse d’une épouse.
    — Sans doute, concéda Antoine, le regard lourd, perdu dans le vide. C’est une question qu’il refuse d’aborder. Quelques amis ont essayé, mais il ne veut rien entendre. Il souhaite rester fidèle à ma mère.
    — Ce sentiment l’honore, mais que fera-t-il quand tu partiras définitivement et que tu construiras ta propre vie, n’as-tu pas déjà vingt ans ?
    — Je les aurai bientôt, mon père… Pour le reste, je ne désespère pas, un jour prochain, de le convaincre.
    Les deux hommes se turent et restèrent songeurs. Gaspard de Virlojeux, quant à lui, dévisageait Antoine avec beaucoup de concentration.
    — Je ne voudrais pas me rendre indiscret, intervint-il subitement, mais j’ai cru comprendre que Monsieur votre père était négociant à Toulouse.
    — Il possède en effet un commerce de tissu et traite avec les Pays-Bas, l’Italie et les échelles du Levant…
    — Un marchand ? Je croyais que la ville abritait seulement des clercs et des plaideurs, miaula la veuve Barbeau avec ironie.
    Antoine se sentit blessé par ce trait qui ravivait de vieilles humiliations. Même si les mentalités avaient changé, un sentiment de honte demeurait attaché aux métiers d’argent. Et c’était une parvenue qui le lui rappelait avec rudesse.
    — Vous avez raison, Toulouse n’est pas une cité de commerce, répondit l’abbé Renard un peu sèchement, mais nous nous honorons d’y avoir quelques brillants négociants.
    Le jeune homme sut gré à l’ecclésiastique de son aide. Il y eut un moment de silence pendant lequel il songea à son père et fit mentalement l’inventaire de ses biens : il possédait une résidence de trois étages, rue Gourmande, vis-à-vis l’hôtel de Montgazin, composée de huit pièces avec cour, cave et galetas ; à cela s’ajoutaient plusieurs hectares de terres, de bois et de vigne dans la paroisse d’Aigrefeuille, ainsi qu’une grande maison de campagne sur la route de Cugnaux. Le négociant venait en outre d’acheter une calèche et deux jolies berlines conditionnées à la française, l’une bleu ciel, doublée de drap blanc, et l’autre, couleur cire d’Espagne, garnie de velours d’Utrecht. Passionné d’équitation, il entretenait plusieurs chevaux de selle, dont une jument baie, souple et fringante. Ses caves regorgeaient de vin de Narbonne et de Côtes-du- Rhône, que les domestiques indélicats allaient parfois revendre dans les tavernes.
    La résidence principale, où Antoine avait vécu son enfance, était aménagée avec soin. Du fait de la profession de son père, on y trouvait de magnifiques étoffes. Le velours, vert ou blanc, le damas et le satin moiré, recouvraient les meubles du salon, tandis que les chambres étaient en damas liseré ou en moire jaune, les lits en camaïeu, en taffetas, en indienne. Ici ou là, les coffres étaient remplis de brocarts, provenant de Venise, de Gènes ou de Lyon. Antoine avait appris à reconnaître les tissus, leur origine, les procédés de teinte et de fabrication. Mais, au grand regret de son père, il refusait de lui succéder à la tête de ses affaires.
    Cette richesse était le fruit du travail et non pas celui de la rente ; elle suscitait néanmoins médisances et jalousies. C’était une sorte de souillure que rien ne pouvait décrotter. Quand Joseph Loisel parcourait les rues en voiture, les envieux crispaient souvent les poings et grinçaient les dents à son passage. On reprochait aux marchands ce que l’on pardonnait pourtant à des gens de robe, d’épée ou d’Église bien plus riches qu’eux. « On peut brigander, exploiter, dilapider, pourvu qu’on porte les éperons, la toque ou la mitre », bougonnait parfois le père. À cette flétrissure s’ajoutait celle de l’ancienne confession ; protestants, les aïeux d’Antoine s’étaient convertis au catholicisme, à la fin du siècle précédent, sous la contrainte d’une dragonnade. L’hérésie était d’ailleurs chez eux une sorte de tradition. On le savait bien dans le pays : les Loisel comptaient des Albigeois parmi leurs ascendants ; cinq siècles plus tôt, l’un d’eux avait même été condamné par le tribunal de l’Inquisition à être brûlé vif sur le bûcher ; décidément, chuchotaient les cagots de la ville, ces gens-là auraient toujours l’hérésie chevillée au corps. Dans leur sang bouillonnait l’esprit de

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