Dans l'ombre des Lumières
L’image de la mort s’estompait désormais pour glisser à nouveau dans le marbre.
À vingt ans, Antoine n’avait d’ailleurs que rarement l’esprit sombre. Il aimait danser, rire, jouer de la guitare et banqueter avec ses amis. La société des jeunes gens de la ville donnait régulièrement des bals aux dames et c’était l’occasion pour lui de courtiser les plus belles filles de la région. Mais de cela aussi, il s’était lassé. Il se sentait comme un animal encagé. Au théâtre de Toulouse, on donnait la même comédie depuis quinze ans. Antoine étouffait ; avec l’accord de son père, il avait décidé de partir.
Il fut soudain arraché à ses rêveries par les bruits et les soubresauts de la voiture. Dans la diligence, les passagers, qui s’étaient présentés, échangeaient désormais les banalités d’usage, les uns par timidité, les autres par manque d’esprit.
— Nous mettrons huit jours pour effectuer le voyage, chuinta Mme Barbeau avec de curieux trémolos dans la voix. Pensez qu’il y a vingt-cinq ans seulement, il fallait deux semaines pour effectuer le même parcours !
— La route, en effet, était pénible, acquiesça l’abbé Renard, davantage par politesse que par intérêt.
— Allez-vous souvent à Paris, mon père ?
— Rarement, à vrai dire… Je vais visiter l’un de mes neveux qui est souffrant…
— Je comprends, dit-elle en baissant les yeux, avec une sollicitude qui semblait un peu affectée.
Depuis le départ de Toulouse, maître Virlojeux parlait peu ; il s’était contenté de lancer quelques sourires et deux ou trois formules de courtoisie. Ainsi avait-il noté l’élégance de Mme Barbeau, complimenté l’abbé Renard sur les œuvres de l’hôpital, puis félicité Antoine sur le choix de son art. L’atmosphère était détendue et chacun se félicitait de voyager en si bonne compagnie.
Gaspard de Virlojeux fixait Antoine depuis un moment, comme s’il cherchait à préciser une question qui le tenaillait. Son regard scrutateur se porta ensuite sur l’abbé, puis revint au jeune peintre ; il voulait manifestement percer les relations qui unissaient les deux hommes, tout en jaugeant leurs différences. Il avait remarqué leur proximité, la familiarité avec laquelle l’aîné s’adressait au cadet, la chaleur de leurs regards. Ses yeux coulissèrent alors vers Mme Barbeau, avant de se poser une nouvelle fois sur l’ecclésiastique. Ils longèrent ensuite le bras du peintre, s’arrêtèrent sur sa main droite qui tenait un livre fermé. L’avocat parvint à en lire le titre, inscrit en fines lettres d’or sur la tranche de cuir vert : Le Voyage de M. le comte de Rochambeau en Amérique .
Antoine était gêné d’être ausculté par un inconnu, mais il avait un faible pour les esprits curieux. Dans le regard de cet homme, dans la façon qu’il avait de fouiller l’espace et, sans doute aussi, de sonder les âmes, il y avait un peu de la quête du peintre, de son sens de l’observation, de son goût pour l’exploration permanente des mouvements et des formes. Antoine en était persuadé : s’il bandait les yeux de Virlojeux, celui-ci pourrait probablement décrire l’intérieur de la voiture, les traits de ses occupants, les particularités changeantes du paysage.
La diligence commença à ralentir sans raison apparente. Antoine jeta un coup d’œil par la fenêtre dont il venait d’essuyer la poussière avec le poing ; mais il ne vit que des champs déserts. L’abbé Renard se tourna vers lui et posa affectueusement sa main sur la sienne.
— J’ai appris que ton père était en bonne santé.
— Il se porte mieux depuis qu’il a embauché un secrétaire ; il prend un peu de repos et je le vois même s’adonner à ses marottes – vous savez à quel point il aime l’équitation…
— On m’a dit que ses affaires étaient florissantes…
— Il y consacre l’essentiel de son temps… Il vient d’acheter un nouveau magasin de soieries, rue Bonhomme… la maison tenant à celle de Lacuisse.
— Le sellier ?
— Lui-même.
— Cet argent, il le mérite, mon fils ; il sait le ménager et en fait un emploi digne de louanges en faveur des pauvres honteux de sa paroisse.
L’abbé prit soudain un air embarrassé. Il se pencha sur l’épaule du jeune peintre et lui murmura à l’oreille.
— N’a-t-il point songé à se remarier ? Je sais que le sujet est douloureux pour toi, mais tu es
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